Abroger la « loi engrillagement et protection de la vie privée », voilà l’objectif des députés écologistes Lisa Belluco et Jérémy Iordanoff annoncé vendredi 13 octobre. Votée en début d’année, cette disposition avait introduit une contravention de IVe classe pour les personnes se rendant sur une propriété privée rurale ou forestière simplement signalée par un affichage. Un texte qui avait conduit le marquis Bruno de Quinsonas à restreindre l’accès à sa propriété, en partie située sur la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse. Cette proposition de loi marquerait un premier pas vers un droit d’accès à la nature revendiqué dans la manifestation organisée hier en Chartreuse. Mais un tel concept, appliqué depuis plus de trente ans dans les pays nordiques, est-il transposable à la France ? Ce n’est pas si simple. Explications.
On l’appelle « allemansrätten » en Suède, « jokamiehenoikeus » en Finlande, « allemannsretten » en Norvège ou encore « almannaréttur » en Islande, « igaüheõigus » en Estonie, et « allemandsretten » au Danemark. Issu de coutumes ancestrales, le « droit d’accès la nature » est inscrit dans la loi des pays nordiques – et même dans la Constitution suédoise depuis 1994. Notons tout de même que toutes ces déclinaisons nationales ne sont pas identiques, mais incarnent un principe semblable, celui d’une liberté d’accès à la nature sans demander le consentement d’un éventuel propriétaire.
« Traverser une prairie, cueillir des champignons et des baies dans une forêt, bivouaquer dans un pré, randonner sur n’importe quel sentier et canoter sur le moindre lac sont considérés comme des aménités et des services environnementaux accessibles à tous en vertu de ce droit coutumier qui conçoit la nature comme un bien public » précise Camille Girault, enseignant-chercheur en géographie à l’université Savoie Mont Blanc et au laboratoire EDYTEM (Environnements et Dynamiques des Territoires de Montagnes). « […] En filigrane transparaît donc un sens de la communauté, un idéal consensuel, une acceptation de l’idée selon laquelle le collectif prime sur l’individuel […] afin que tous les membres de la société bénéficient des biens et des bienfaits de cette nature ».
Un droit… mais aussi des devoirs de part et d’autre
« Mais attention, le fait que ces espaces soient partagés n’en font pas des zones de non-droit pour autant » rappelle Émilie Gaillard, maîtresse de conférences en droit privé et spécialiste du droit de l’environnement. « Il y a des règles de civilité à respecter ». Car le « droit d’accès à la nature » connaît tout de même des limites légales dans les pays nordiques. À l’égard des espaces naturels d’abord : les visiteurs se doivent de respecter l’environnement dont ils profitent – il est donc illégal de jeter des déchets ou de couper les arbres. Mais aussi du propriétaire dont il est interdit de déranger la vie privée. « C’est une obligation de prendre soin de la nature et si vous êtes chez quelqu’un, vous devez être hors de son champ de vision et hors de portée auditive » expliquait récemment Peder, guide au Tyresta National Park en Suède, à France Info. À l’inverse, les propriétaires peuvent être tenus responsables s’ils cherchent à empêcher les personnes d’accéder à leur terrain, mais aussi si celles-ci se blessent en tentant de franchir les obstacles.
Ancré dans l’histoire, mais sujet à controverses dans les pays nordiques
Certains politiciens suédois trouvent l’allemansrätt trop permissif. « En permettant à la fois l’accès aux espaces naturels et aux ressources naturelles, le droit d’accès représenterait selon eux d’abord un droit d’usage, voire un permis d’exploitation » précise Camille Girault. « Pour ces détracteurs, il serait trop aisé et finalement illégitime de permettre à qui le souhaite de se constituer un capital environnemental, et donc potentiellement un capital économique, sur les terres d’autrui ».
Le droit du libre accès à la nature peut-il entraîner des abus de la part des personnes qui en profitent ? Un bien commun, partagé par tous est-il fatalement abîmé et/ou surexploité comme le suggère la théorie de la tragédie des communs définie par le biologiste américain Garrett Hardin ? Des questionnements mis en lumière début XXe siècle via la « controverse des baies ». À l’époque, on assiste à un fort développement de la cueillette de l’airelle rouge à des fins commerciales. « Ce petit fruit fut à l’origine de débats nombreux et virulents au sein du parlement suédois » explique Camille Girault. « Certains politiciens n’hésitant pas à évoquer une ruée vers ‘l’or rouge’ des forêts suédoises de la part d’étrangers, souvent urbains, qui viendraient envahir les bois, menacer l’équilibre des communautés rurales, déposséder les propriétaires de leur bien et causer d’importants dommages économiques et environnementaux ».
« Il s’agit d’une rhétorique assez classique d’un usage restrictif et sélectif de la nature sur fond de xénophobie » poursuit le chercheur. « Plus que l’effectivité d’une surexploitation de l’airelle rouge, c’est bien le sentiment pour les propriétaires et pour leurs relais politiques conservateurs de se faire flouer de leur bien qui fut le moteur de cette controverse. Pourtant, les baies ne constituaient pas pour eux un capital en soi, il leur aurait fallu investir du temps, du travail, du capital économique et du savoir–faire pour transformer réellement les fruits des arbrisseaux en capital environnemental et, par la suite, en tirer des bénéfices en matière de capital économique, et éventuellement social […] Certainement moins doté en capital économique que les propriétaires terriens, les cueilleurs ont néanmoins su mobiliser un capital culturel (la connaissance de l’airelle rouge et de ses milieux de prédilection, le savoir-faire de la cueillette) et un capital social (les relations sociales leur permettant de vendre leur récolte) pour valoriser une telle ressource naturelle. D’où l’impression des premiers d’avoir été floués par les seconds ».
Quid de la France ?
« En Norvège, il y a de vastes espaces forestiers très peu habités [la densité de population y est plus faible – 14,7 habitants au kilomètre carré en Norvège contre 119 en France, ndlr] », pointe le chercheur. « Le concept de ‘nature sauvage’ [‘wilderness’ en anglais, ndlr], très présent en Amérique du Nord et dans les pays d’Europe du Nord, est complètement absent en France, où les plus vastes forêts sont anthropisées, aménagées et exploitées. De même pour les montagnes : les espaces y sont largement utilisés, avant même le développement du tourisme et des stations de sports d’hiver, par les paysans et le pastoralisme ».
Alors, un « droit d’accès à la nature » est-il envisageable sur le territoire français ? Difficile à dire. Actuellement, les espaces naturels privés sont accessibles sur le principe de tolérance (si le propriétaire n’en interdit pas explicitement l’accès, ils demeurent par défaut accessibles). Ce dernier a donc toujours « le droit (à l’exception des servitudes de passage permises pour les propriétés enclavées) d’enclore sa propriété en vertu de l’article 647 du Code civil et, par conséquent, d’en exclure toute personne selon ses simples desiderata. En l’absence de clôtures, le promeneur peut juste considérer que le propriétaire tolère l’accès du public à sa propriété » explique Camille Girault. « […] Il convient également de constater que si la loi littoral de 1986 rétablit le principe d’une servitude de passage piétonnier le long de toute côte maritime, celle–ci connaît dans les faits encore de nombreuses entorses ». Légiférer n’est donc pas toujours suffisant.
Le seul exemple français d’accès commun aux espaces naturels est, pour l’instant, le Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR), recensant, à l’échelle départementale, des itinéraires ouverts à la randonnée pédestre, et éventuellement équestre et VTT. L’objectif ? « Favoriser la découverte de sites naturels et de paysages ruraux en développant la pratique de la randonnée en garantissant la continuité des itinéraires de randonnée (circulaire de 1988), tout en assurant la conservation du patrimoine que constitue les chemins ruraux ». « Le PDIPR peut occasionner (quand la convention de passage le spécifie) des transferts de responsabilités des propriétaires vers le département à l’occasion de l’inscription de chemins privés » précise le ministère des sports.
« On pourrait imaginer, en France, un droit d’accès à la nature avec plusieurs niveaux de réalités », explique Émilie Gaillard. « Par exemple, nationaliser les forêts, et pour celles qui restent privatisées, créer un droit d’accès encadré par des règles de civilités […] Il faut éduquer à ce droit dès le plus jeune âge, réintégrer le fait que l’on fait partie de la nature, en développant le principe des classes en forêt par exemple ». Des pistes de réflexions évoquées les associations et ONG mobilisées ce dimanche 15 octobre autour du cas très symbolique de la réserve des Hauts de Chartreuse.
Article initialement publié le 9 octobre, mis à jour le lundi 16 octobre