Nouvel épisode de la « guerre des pieux » opposant depuis 2022 Christophe Profit et le maire de Saint-Gervais, Jean-Marc Peillex. Pour le moins inattendu, cette fois. On se souvient que le 5 juin 2023, le guide chamoniard, grande figure de l’alpinisme, a été condamné à 600 euros d’amende pour avoir retiré et dérobé des pieux censés sécuriser l’ascension de l’arête des Bosses, dernière ligne droite dans l’ascension du mont Blanc par la voie normale. L’affaire oppose deux approches de la montagne, celle défendue par l’alpiniste, « by fair means », contre une autre, plus « sécuritaire », portée par le maire de Saint-Gervais et elle doit être rejugée en appel le 8 janvier prochain. Mais un nouvel élément va sans doute refaire couler beaucoup d’encre. Car, furieux de constater en août dernier que trois nouveaux pieux ont été réinstallés au même endroit, Christophe Profit entend à nouveau intervenir. Mais alors que certains le voient déjà convoqué devant le juge comme « récidiviste », voilà qu’il décide pour obtenir gain de cause d’emprunter la voie légale, et de lancer une action en référé contre le maire de Saint-Gervais, comme il nous l’a expliqué lors des entretiens exclusifs qu’il nous a accordés.
« Si tu veux qu’on en discute, passe à la maison, aux Houches », nous écrit Christophe Profit fin août. Le guide n’a pas de portable, il y met même un point d’honneur. C’est « une fausse sécurité » d’après ce montagnard qui se fie plus à son « instinct animal » qu’au réseau cellulaire. Mais muni de sa tablette, il manie les mails avec dextérité et invite volontiers à discuter en personne de ce qu’il appelle « la saison 2 » de l’affaire des pieux. Une bataille qui pourrait n’émouvoir que le petit monde de l’alpinisme chamoniard, si elle n’ouvrait pas la porte à un débat de fond. Faut-il équiper la montagne ? Si oui, à quel point ? Réflexion on ne peut plus d’actualité, à l’heure où la surfréquentation affecte jusqu’aux sommets les plus prestigieux.
En quelques mots, rappelons l’affaire en question
Juin 2022. Après avoir prévenu le PGHM, Christophe Profit ôte quatre pieux d’amarrage métalliques supposés « sécuriser » une des deux voies contournant une crevasse récemment formée, sans doute sous l’effet du réchauffement climatique, à environ 4 600 mètres d’altitude, aux abords de l’arête des Bosses – dernière ligne droite dans l’ascension du mont Blanc par la voie normale. Ces derniers ont été installés quelques jours plus tôt, sur décision conjointe des compagnies des guides de Saint-Gervais et de Chamonix, et de la préfecture de Haute-Savoie.
Or, explique l’alpiniste, cet équipement induit un sentiment de sécurité trompeur pour les quelque 200 prétendants au sommet du mont Blanc qui, en période estivale, se croisent quotidiennement dans cette zone effilée. Son intention, avait-il expliqué, était d’« éviter des prises de risques inutiles ». D’autant, devait-il ajouter, que fin mai, il avait repéré en versant nord une variante de contournement, qu’il baptisera la Dédé Rhem, facilement accessible pour « les gens sans expérience ». Inutile donc d’équiper des amarrages sur la voie dite normale, concluait-il.
Une vision que ne partagera pas le maire de Saint-Gervais, qui portera plainte contre lui pour « mise en danger de la vie d’autrui » et pour « vol ». Seul chef d’accusation retenu au final par le juge pour les deux pieux plantés sur le territoire français. Le tribunal l’ayant relaxé pour le vol des deux autres plantés en Italie, qui n’a pas porté plainte.
Le jeudi 29 août, plus d’un an après cette condamnation, dont le guide a fait appel et qui sera rejugée le 8 janvier prochain, il constate que sur le site incriminé trois nouveaux pieux en bois ont été installés par les guides de la compagnie de Saint-Gervais, avec l’autorisation de leur commune. Ce, quelques jours après la glissade et la chute mortelle d’un d’alpiniste dans une crevasse en face nord du mont Blanc. Il décide alors d’intervenir, et ôte aisément la corde installée là. Sur place, restent encore trois pieux en bois, ancrés dans la glace. Il aurait pu les enlever d’un coup de scie bien aiguisée, mais il n’en fait rien. Car désormais, il envisage les choses autrement.
Utiliser les armes du « monde d’en bas »
À 63 ans, cette grande figure de l’alpinisme, ancien membre du GMHM (Groupe Militaire de Haute Montagne), a tissé sa légende au fil d’ouvertures en solo très médiatisées durant les années 80 dans les parois les plus techniques et les plus vertigineuses. Des Alpes à l’Himalaya. Plus d’une génération d’alpinistes a été inspirée par sa rigueur, son éthique et son engagement. Parmi ses nombreuses réalisations, la première en solo intégral de la Directe américaine aux Drus, en 1982. La première hivernale en solitaire de l’intégrale de Peuterey, en 1984. La première hivernale en solitaire et dans la journée (10h) de la face nord de l’Eiger, en 1985. Sans parler, bien sûr, de la première ascension de l’arête nord-ouest du K2 avec Pierre Béghin. Christophe Profit n’a plus grand-chose à prouver. Sinon, peut-être, démontrer qu’à l’heure de défendre ses convictions, il sait aussi utiliser les armes du « monde d’en bas », la voie légale.
Les mains puissantes, le regard clair, l’alpiniste n’a rien perdu de son imposante stature, ni de son charisme. Et si sa voix est étonnamment douce et son ton posé, ses convictions sont intactes. « Jamais je n’ai voulu me justifier, me justifier de quoi ? », nous dit-il. « Et oui je défends une cause, mais, surtout, je défends la montagne. (…) Et, à un moment donné si on ne résiste pas, on arrive dans des situations où ce n’est plus possible, où il y a plein de questions à se poser sur l’évolution de l’humanité. Etre mouton, non, il faut résister à la bêtise. Il faut savoir prendre position ! (…) La plupart des gens sont conscients des risques ; il ne faut pas les prendre pour des débiles, ce n’est pas ça qui va les rendre les plus forts, mais plutôt essayer de les rendre autonomes ». (…)
« Le risque zéro n’existe pas en montagne », poursuit-il. « Moi, je fais tout pour revenir, j’ai cette humilité que tout alpiniste doit avoir. Car la montagne est plus forte. J’essaie d’être tout petit là-haut, de comprendre, et surtout, j’essaye de l’apprivoiser doucement. Ca ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut une vie. (…) On a trop souvent oublié l’aspect animal d’être là-haut. C’est important. Etre animal veut dire ouvrir son instinct, ouvrir tout. Je ne suis pas du tout mystique, loin de là, mais quand on fait travailler son instinct en permanence, forcément, il y a plein de choses qui se passent. Ca n’est pas venu du jour au lendemain. Avant de faire le guide, j’ai eu la chance de vivre plein de choses en montagne, comme par exemple le K2 avec Pierre Béghin. Et tout ça me porte. Alors maintenant, l’aspect judiciaire, c’est le monde d’en bas, je serai très respectueux, toujours, mais au fond de moi, je sais pourquoi je me bats.
C’est une vision élitiste ? Pas du tout ! Mais les amateurs ont le droit de vivre une aventure. Un amateur qui fera le mont Blanc avec ou sans corde fixe aura une sensation différente. L’aventure, c’est aussi savoir qu’il y a un doute, jusqu’au dernier moment. C’est pour cela que c’était aussi fort sur le K2. Parce qu’on était venu par nous-même. La société nous dit : ‘il ne faut pas prendre de risque. Il faut faire attention’. Mais, à un moment donné ça va beaucoup trop loin. J’aime beaucoup cette phrase de René Char : ‘Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront’. Tout est dit. Cette phrase-là devrait être inscrite dans les écoles ! J’ai un parallèle, moins poétique, la règle des trois points. Sortir de sa zone de confort. Se faire confiance, tracer sa route. Composer avec les éléments, les conditions, la vie. S’ils sont réunis, c’est une sacrée force ! ».
Un premier round qui l’a laissé un peu sonné, mais pas vaincu
Alors, disons que loin de baisser la garde, l’alpiniste continue de prendre de la bouteille. Question de maturité, mais pas seulement.
Difficile en effet de nous cacher, le jour où nous le rencontrons pour la première fois aux Houches, installé, pieds nus et visage bronzé, sur la terrasse de son chalet – un paradis niché à quelques kilomètres de Saint-Gervais, bien loin des tumultes du prétoire – que toute cette affaire des pieux, la convocation au tribunal, l’accusation de vol, l’a laissé un peu sonné en juin 2023. Certes il n’est plus accusé d’avoir mis en danger la vie d’autrui, un point majeur, seule l’accusation de vol a été retenue contre lui. Certes, l’amende envisagée faute d’un accord, est tombée de 4 000 euros à 600 euros, mais la blessure reste ouverte. Qu’on ait pu mettre en cause son intégrité l’a bouleversé. Devant le tribunal en 2022, il refuse de reconnaître les faits reprochés, convaincu qu’au contraire, il a sans doute sauvé des vies en proposant une alternative. « Pas un GR, mais un chemin tout doux, qui évitait de passer par la zone dangereuse. J’avais prévenu les collègues et le maire de Saint-Gervais dans un mail très bienveillant. Tout le monde était au courant ».
Dès lors, nombre de guides avaient pris l’habitude de l’emprunter avec leurs clients. Des guides qui, pour beaucoup, ont soutenu Christophe Profit à titre personnel, sans pour autant que la Compagnie des guides de Chamonix ne se positionne, regrette-t-il. Au point que, blessé et profondément attristé, il décidera de la quitter en juin 2023. « Ce n’était pas facile de partir. Ca faisait près de 40 ans dans la Compagnie. Ca a toujours été quelque chose de fort. Et de devoir partir comme ça. Bon maintenant, j’ai digéré tout ça. J’ai retrouvé une nouvelle liberté. C’est du passé. Mais sur le moment… »
À la justice de faire le job maintenant
À quelques semaines maintenant du jugement en appel attendu le 8 janvier 2025, la page aurait pu être presque définitivement tournée si, deux ans après le démontage des fameux pieux, trois nouveaux, n’avaient fait leur apparition en août dernier sur le mont Blanc. De quoi raviver la colère du guide, au risque de donner raison au procureur qui avait annoncé qu’il fallait « éviter que Monsieur Profit récidive ». « Cette phrase m’a marqué », raconte le guide. « J’ai trouvé ça tellement injuste ! ».
C’était mal connaître l’homme. Contre toute attente, Christophe Profit décide cette fois de ne pas enlever lui-même les pieux, mais d’inviter la justice à le faire. Et pour de bonnes raisons, a mis en évidence son avocat, maître Laurent Thouvenot.
Déjà aux côtés du guide lors de son procès en 2023, ce dernier est plus habitué à plaider au pénal dans de grosses affaires que pour le « vol » de pieux en métal, mais c’est aussi en alpiniste passionné qu’il continue de l’accompagner. Affaire de principe, pour cet avocat tenace, convaincu du bien-fondé de la démarche d’un client devenu un ami au fil des courses partagées en montagne, longtemps après avoir été son idole. « Jeune parisien, je faisais de l’athlétisme », raconte-t-il. À l’époque, Christophe Profit faisait la une de la presse avec ses ascensions. J’avais écrit son nom sur mes chaussures, pour m’inspirer. Personne ne comprenait ce que ça voulait dire ! Plus tard, j’ai découvert la montagne et rencontré Christophe. Lui est là-haut, en montagne, et moi, dans la vallée, dans le prétoire, mais au fond, nos métiers ont des similitudes. Y règne le même esprit de cordée. En montagne, c’est Christophe qui mène, la confiance est totale. Devant le juge, c’est moi, et on avance ensemble, en confiance aussi.
Dans ce nouveau combat mené sur le terrain du droit, c’est donc Maître Thouvenot qui va batailler. Suite au référé-suspension qu’il a introduit le 16 novembre auprès du tribunal administratif de Grenoble à l’encontre du maire de Saint-Gervais, Jean-Marc Peillex, à la demande de Christophe Profit. Cet angle d’attaque est particulièrement adapté au litige en cours. Et l’avocat semble disposer de sérieux arguments, si l’on étudie la demande de référé à laquelle nous avons eu accès.
Des pieux implantés illégalement sur ce site naturel d’exception
La procédure de référé est en effet une procédure d’urgence visant à « prévenir un dommage ou faire cesser un trouble illicite ». À son issue, des mesures conservatoires peuvent être prescrites. Enfin, la décision prononcée par un juge des référés est exécutoire, mais ne constitue pas un jugement de fond définitif. Des recours en appel y sont possibles, ils peuvent aller en pourvoi de cassation et remonter jusqu’au Conseil d’Etat. L’idée étant, pour Christophe Profit et son avocat, « d’aller jusqu’au bout, pour que ca n’arrive plus jamais », explique Maître Thouvenot. Mais pour ce faire, il doit remplir un certain nombre de conditions. Et là, il semble que toutes les cases requises pour que la procédure soit recevable soient cochées.
Parmi les arguments majeurs de l’avocat :
Jusqu’au 27 août dernier, les pieux n’avaient pas été réinstallés. « L’objectif sécuritaire avancé par la Mairie fait donc long feu, le réchauffement ayant suivi son œuvre, et la crevasse litigieuse restant d’actualité sur les trois saisons estivales 2022, 2023, et 2024 ». Pire, poursuit l’avocat, « sauf contradiction, il sera établi que les pieux sont en place, qu’ils sont en eux-mêmes une incitation à parcourir un itinéraire certainement dangereux alors qu’il existe un itinéraire alternatif, de sorte que l’objectif de suspension est rempli ».
Enfin, et c’est un point essentiel, l’avocat a mis en évidence que ces pieux avaient été installés sur un site naturel d’exception. Ce qui est parfaitement illégal, si l’on se réfère aux dispositions de l’arrêté DDT 2020-132 portant création de la zone de protection d’habitat naturel (APHN) du Mont-Blanc, site d’exception au 1er octobre 2020. Cet arrêté, en son paragraphe 3.6, disposant l’interdiction d’édifier toute structure ou artifice de quelque sorte, même temporaire.
« L’illégalité, le viol des principes de droit par cette décision masquée, est triple », conclut le texte. Et l’avocat d’enfoncer le clou en expliquant que « l’existence d’un itinéraire alternatif, considéré par la gendarmerie comme notoire, aurait dû inciter les pouvoirs publics à la publicité requise auprès de la communauté alpine, professionnels et amateurs. Nul doute, enfin, que la décision litigieuse constitue une atteinte substantielle à la pratique de l’alpinisme, inscrit au patrimoine naturel de l’UNESCO et visé par l’APHN ».
« Étrange vision de la pratique de l’alpinisme, de la formidable école d’aventure et de développement qu’il constitue, que celle de transformer le mont Blanc, emblématique, en une structure de parc d’attraction faussement sécurisée (…) », conclut-il.
En conséquence, l’avocat réclame la suspension de la décision d’installation des pieux proche du sommet du mont Blanc prise par Monsieur le Maire de Saint Gervais les Bains, et leur dépose dans un délai de sept jours, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.
L’issue de cette nouvelle affaire reste incertaine, mais présenté sous cet angle nouveau, le débat a désormais le mérite d’être solidement étayé. On suivra donc le verdict de près, car il pourrait faire avancer la nécessaire réflexion sur l’accès aux espaces naturels. Dans l’attente de la réaction du maire de Saint-Gervais qui ne saurait tarder.
De son côté, Christophe Profit se dit très serein aujourd’hui, comme il nous l’explique :
« Depuis le début de l’affaire des pieux en 2022, mon approche du problème du mont Blanc s’est structurée. (…) Ce fut d’abord un devoir en tant que guide de retirer ces pieux (et non les voler) pour éviter que des cordées se lancent sur un itinéraire exposé et dangereux (en cas d’affluence) alors qu’il existe une autre solution dans la face nord, la ‘Dédé Rhem’. Après avoir retiré 4 pieux en 2022, jamais je n’aurais pu imaginer que deux ans plus tard j’allais en retrouver trois. Désormais, cette affaire des pieux va basculer et prendre une toute autre dimension. Je vais tout faire pour que ce combat fasse jurisprudence et que plus jamais ne se trouvent des épines sur ce sommet symbolique. C’est un combat aussi pour protéger l’alpinisme. C’est un nouvel engagement que je vis et, comme au K2, je suis confiant et serein. Quelle qu’en soit l’issue, j’aurai fait le maximum et je pourrai me regarder dans une glace jusqu’à mon dernier souffle ! », conclut-il.
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