Cette femme, c’est rien moins que l’une des plus grandes philanthropes de l’histoire. Avec son mari Doug Tompkins, fondateur de The North Face, l’Américaine, elle-même ex PDG de Patagonia, a contribué en trois décennies à la création ou à l’extension de 15 parcs nationaux en Argentine et au Chili. Seule aux commandes de la fondation Tompkins Conservation depuis la mort de son époux, elle s’attelle désormais à la réintroduction d’espèces disparues telles que le jaguar, l’ara rouge et vert ou le nandou de Darwin. Un projet ambitieux à la hauteur d’une vie extraordinaire sur laquelle revient « Wild life », film que viennent de réaliser Jimmy Chin et Elizabeth Chai V, les auteurs de l’oscarisé « Free Solo ». A l’occasion de la première britannique, organisée à Londres, elle nous a accordé un long entretien mi-mai. Ses débuts aux côtés d’Yvon Chouinard, son histoire d’amour avec Doug Tompkins, leur inlassable combat pour protéger et restaurer la beauté sauvage et la biodiversité, sa vision du futur de notre planète… à 72 ans cette femme puissante dont la conférence Ted Talk a recueilli plus de deux millions de vues, est plus inspirante que jamais.
Pieds nus, elle nous reçoit dans la cuisine de la maison d’une amie, dans un quartier chic de Londres, non loin de Central Park. Dans l’entrée, quelques sacs Patagonia, la marque qu’en 1973 elle créait avec son ami de toujours, Yvon Chouinard, l’ancien forgeron, alpiniste et surfeur, venu au business des mousquetons et des pitons par nécessité : il ne trouvait pas le matériel qu’il voulait pour grimper. On connait l’histoire : non content de créer l’une des entreprises les plus innovantes de l’outdoor, et même deux avec Black Diamond, il a surpris tout le monde le 14 novembre dernier en imaginant un montage financier permettant de consacrer à la lutte en faveur de l’environnement 100% des bénéfices de Patagonia non réinvestis dans la société. Soit 100 millions de dollars par an. Du jamais vu, ce que le visionnaire de 84 ans résume en ces termes : « La Terre est désormais notre seul et unique actionnaire ».
Un coup d’éclat qui n’a bien évidemment pas étonné Kristine Tompkins. Yvon, elle le connait depuis qu’elle est ado. Ensemble, ils faisaient les 400 coups dans les rues de leur quartier, en Californie. Alors quand il monte un petit business d’équipement d’escalade, il l’embauche « au plus bas de l’échelle, assistante à l’emballage », dit-il. Quelques années plus tard, il la nomme PDG, elle n’a que 25 ans. Patagonia ne comptait alors que six employés et tous apprennent le business en le faisant. Kristine est douée, très douée. Et aussi passionnée que son compère qui, en homme avisé, lui confie les finances et la gestion d’une entreprise qui va bouleverser l’univers de l’outdoor et s’imposer comme un acteur majeur de la lutte en faveur de l’environnement. Patagonia fête cette année ses 50 ans, mais sans Kristine. Car en 1993, au bout de deux décennies de travail acharné, à 43 ans, la Californian girl décide de prendre le large. Personne ne comprend vraiment pourquoi. Elle si. Elle a rencontré l’homme de sa vie, Doug Tompkins.
Leur histoire commence au début des années 1990, dans un café argentin, à El Calafate. Kristine McDivitt, voit venir à sa table Doug Tompkins, le meilleur ami et le compagnon de cordée de son patron, Yvon Chouinard. Une fois assis à côté d’elle, il lui demande : « Hé, petite, comment ça va ? ». Réputé pour être un bon vivant aussi brillant qu’arrogant, Doug avait cofondé, en 1964, The North Face avec sa première femme, Susie Tompkins Buell. Sept ans plus tard, le duo avait créé une autre entreprise de vêtements, Esprit. Et après avoir encaissé ses bénéfices, il avait fait le choix de s’installer au Chili pour vivre seul dans une petite cabane. Bien au fait de la réputation de Doug, Kristine hésite lorsqu’il essaie de la convaincre de rester avec lui en Amérique du Sud. (À l’époque, elle est fiancée à un autre homme.) Mais il insiste. Si bien que quelques mois plus tard, le séjour de la PDG destiné à visiter la ferme achetée par Doug au bord d’un fjord chilien se prolonge. Initialement prévu à cinq jours, il dure cinq semaines. Peu de temps après, Kristine rentre aux États-Unis, « fait exploser sa vie personnelle » et ne regarde plus jamais en arrière. Le changement est radical : en 1993, elle quitte son travail, épouse Doug et s’installe dans sa cabane. Au cours des deux décennies suivantes, le couple navigue de maison isolée en maison isolée entre le Chili et l’Argentine, ne retournant qu’occasionnellement en Californie. En Amérique du Sud, ils mettent en place leur grand projet : acheter et protéger autant de terres menacées par l’exploitation forestière et la surexploitation des pâturages que possible. Finalement, par l’intermédiaire d’une série d’organisations à but non lucratif dirigées par le couple Tompkins, Doug et Kristine achètent des centaines de milliers d’hectares à divers éleveurs et propriétaires terriens.
Hélas, le conte de fées de leur vie s’achève brutalement par une tragédie, en 2015. À 72 ans, Doug décède dans un accident de kayak, au Chili. Accablée par le chagrin, Kristine se retrouve seule à la tête de la Tompkins Conservation, qui est sur le point de faire le plus grand don de terres privées de l’histoire, sous la forme de nombreux parcs nationaux accordés aux gouvernements du Chili et de l’Argentine. Son chagrin est immense. Son unique moyen d’aller de l’avant sera de se plonger encore plus dans son travail de préservation de l’environnement. Avec l’aide d’une équipe d’environ 300 personnes dévouées à leur fondation, elle a dépassé le rêve de son défunt mari de créer 12 parcs nationaux. Ils sont aujourd’hui au nombre de 15, auxquels s’ajoutent deux parcs marins et une réserve naturelle. Soit au total près de 6 millions d’hectares protégés au Chili et en Argentine. Et ces chiffres ne cessent de croître, tout comme l’énergie apparemment inépuisable de Kristine qui poursuit sans relâche le travail commencé avec son mari.
À ce jour, Kristine, 72 ans, tient toujours la barre de Tompkins Conservation, pleinement focalisée sur la stratégie à adopter pour préserver le plus de terres possibles. Fin février, elle a ainsi rencontré le président chilien Gabriel Boric pour faire avancer la proposition de donation de 930 000 hectares au nom de Tompkins Conservation, en vue de créer le 16e parc national à Cape Froward, sur la péninsule de Brunswick, le point le plus méridional du continent. Une région accidentée et largement inexplorée, refuge pour des espèces menacées comme le cerf huemul. En parallèle, deux organisations locales indépendantes, « Rewilding Chile » et « Rewilding Argentina », nées de Tompkins Conservation, travaillent chacune dans leur pays respectif pour réinsérer des espèces menacées, comme le condor des Andes dans le parc national de Patagonie ou le jaguar dans le parc national Iberá en Argentine.
Les chiffres et les projets ne cessent de croître, tout comme l’énergie apparemment inépuisable de Kristine qui poursuit sans relâche le travail commencé avec son mari. « J’ai toujours Doug à mes côtés. Si je suis vraiment bloquée sur quelque chose, je demande simplement : ‘Que ferais-tu ?’ Je suis simplement reconnaissante que nous soyons mariés », explique-t-elle, parlant toujours de leur union au présent. « Ca me donne une force incroyable ». Une force que l’on perçoit clairement au cours de notre entretien.
(Jimmy Chin)
(Jimmy Chin)
Du couple Tompkins, le public français connait sans doute surtout Doug, créateur de The North Face, notamment, et compagnon d’escalade d’Yvon Chouinard, fondateur, lui de Patagonia. Plus discrète, en apparence, vous vous êtes pourtant imposée comme un des acteurs clefs dans l’histoire de Patagonia comme dans celle dans la Tompkins Conservation, la fondation que vous avez créée avec votre mari.
Entre la figure de mon père et celle d’Yvon, j’ai grandi entourée d’hommes, aussi, je ne ne me suis jamais vraiment penchée sur la question de la place des femmes. Avec du recul, je regrette un peu de ne pas être plus intervenue à l’époque où j’étais PDG de Patagonia, Je ne l’avais pas réalisé jusqu’à ce que je sois interviewée par Time magazine au début des années 90, ils faisaient un gros sujet le « plafond de verre » (limite d’ascension professionnelle à laquelle beaucoup de femmes sont confrontées, ndlr). Je n’avais pas grand-chose à dire, au regard de mon expérience personnelle. Je ne voyais la nécessité d’être une militante sur ce point. Mais aujourd’hui, je vois les choses différemment : en fait, c’est toujours un monde régi par les hommes. Je sais que c’est difficile pour les femmes d’accéder à des postes de direction. Que ce soit dans le business ou ailleurs, vous devez travailler vraiment très dur pour cela. Certaines sont forcées ou se sentent forcées d’adopter des attitudes très masculines. De montrer qu’elles sont très fortes. Moi, je n’ai absolument pas eu à faire ça. Yvon rappelé hier (lors de la première du documentaire « Wild life », ndlr) qu’on a commencé ensemble en partant de zéro, on a appris le business ensemble. Il m’a nommé General Manager et CEO de Patagonia, j’avais dans les 25 ans !
C’est arrivé comme ça, sans que je le cherche vraiment, il ne faut pas oublier que lorsqu’on a commencé, on n’était que six, et on ne vendait que du matériel d’escalade. Mais j’ai vite vu que j’aimais être en charge, j’aimais la pression de ce job, la nécessité de prendre des décisions. Quand ça marchait, j’étais vraiment heureuse, et très mécontente de moi quand ça ne marchait pas !
Il n’y a pas longtemps, on m’a interviewée sur le fait que j’avais été PDG très jeune, et pendant longtemps (20 ans) : ‘vous devez aimer le pouvoir, non ?’, m’a-t-on dit. C’était la première fois qu’on me posait cette question. ‘Bien sûr !’, j’ai répondu, ‘on ne peut pas être PDG et ne pas aimer le pouvoir ; Mais vous donnez une connotation péjorative au mot « pouvoir ». Or tout dépend de ce que vous en faites, ce n’est pas négatif. Personne n’accepterait un job comme ça à moins d’aimer ce type de responsabilité.’ Alors oui j’aimais le pouvoir et je continue d’aimer ça. J’aime entreprendre des choses à partir de zéro. J’aime la difficulté, j’aime construire. Et notre association avec Yvon était excellente car il avait une vision claire de ce qu’il voulait faire, et surtout de comment il voulait y parvenir.
Pas vous ?
Moi, je n’avais pas cette vision, je n’avais que 21-22 ans quand il m’a embauchée. Lui avait 12 ans de plus que moi. Souvenez-vous, avant de se mettre à fabriquer des vêtements, Yvon était forgeron six à sept mois par an et le reste du temps il grimpait ou faisait du surf. On ne peut pas dire que c’était une situation classique.
Mais à un certain point, vous ne vous êtes plus retrouvée dans ce poste, comme on le comprend dans le film. On vous voit assister à une réunion, l’air un peu perdue…
Cette scène est antérieure à ma décision de quitter Patagonia, je n’avais même pas 24 ans à l’époque. Mais c’est vrai que quelques années avant que je parte, j’ai commencé à…. C’est difficile à dire, car quand on a de telles responsabilités et que c’est nouveau pour vous, nous n’avions aucune expérience antérieure. On travaillait 7 jours sur 7, 10 heures par jour et à un moment, oui, j’ai commencé à me demander ce que je faisais là.
Vous vous y ennuyiez ?
Non, je ne m’ennuie jamais. Cela venait de moi. Tout aurait pu continuer pendant des années, mais je me suis dit : ‘mon Dieu, ça ne peut pas être seulement ça toute ma vie !‘ Et j’ai commencé à me sentir suffoquée, physiquement parfois. Quand vous réalisez que toute votre vie, vos amis, vos proches, sont tous liés à ce job… Donc ce n’était pas Patagonia qui était en cause, contrairement à ce que tout le monde a pu penser, d’ailleurs je continue de travailler pour Patagonia pour le 50 e anniversaire cette année. Je n’ai jamais cessé en fait. J’étais un des membres du conseil d’administration de la société jusqu’au 14 septembre (date à laquelle la société a changé de statut, ndlr). J’avais besoin d’autre chose, c’est tout. Et je ne savais vraiment pas quoi faire.
Quelles options aviez-vous à l’époque ?
C’était dur pour moi parce que je ne voyais pas ce qui pourrait être mieux que de diriger Patagonia ! Mais ce n’était plus pour moi. J’avais besoin de quelque chose de plus grand, comme je le dis dans le film. Quelque chose avec une autre envergure, où, là-aussi, je démarrerais à partir de zéro. Il me semblait évident et même totalement inévitable que j’allais tomber sur l’opportunité que je cherchais. Mais j’avais besoin de passer par une période d’incertitude. Tout le monde a cherché une raison à mon départ de Patagonia, mais ça n’avait rien avoir avec Patagonia.
Vous avez dû vous en expliquer souvent ?
Oui, les gens n’ont cessé de me le demander car il ne comprenait pas pourquoi et surtout pourquoi je partais au milieu de nulle part, au Sud du Chili. Personne n’aurait fait ça. Mais pour moi, c’était une évidence. Et j’étais totalement préparée à ce que ce soit un échec total ! Aussi, quand vous êtes dans cet état d’esprit, il vous faut faire quelque chose et prendre ce risque, même à 43 ans.
Quels étaient les principaux risques ?
J’étais jeune, au plus haut de ma carrière, j’adorais cette société et bien des aspects de mon poste. Mais quand c’est fini, vous savez que c’est fini. Ca ne m’intéressait plus. Car créer, monter la société, ça a toujours été ce qui m’a motivée. Pas faire une bonne société mais une super société, et ça, c’est Yvon qui me l’a appris. Être bon, ça ne l’intéressait pas du tout, il s’en foutait, il voulait être super ! Et nous avons tous notre vision personnelle de ce que « super » veut dire. En ce qui me concerne je voulais vivre le plus extrême. Et Doug était extrême !
Toug Tompkins. (Q Martin)
Kris & Toug Tompkins. (Famille Tompkins)
Toug Tompkins. (Q Martin)
Plus que vous ?
D’une certaine façon oui ! Il était plus du genre à prendre des risques que moi. Lui et Yvon étaient ce qu’on appelle de vrais « entrepreneurs », alors que je ne me considère pas comme telle.
Comment vous définiriez-vous alors ?
La plupart des gens pensent sans doute que je suis un entrepreneur, car je n’ai pas peur que les choses aillent mal par exemple. Ma plus grande crainte, aurait été de ne rien faire, de rester à Patagonia. Ça, c’était une terrible crainte pour moi alors que je ne voyais pas ce qui pouvait s’y substituer après. Et puis comme souvent dans la vie, Doug et moi nous sommes croisés. Qui sait ce qui serait arrivé si ça n’était pas arrivé ? Mais nous nous sommes trouvés et Doug et moi en étions totalement sereins et reconnaissants.
A quel point étiez-vous complémentaires, Doug et vous ?
Enormément ! Notamment dans le travail. J’étais plutôt versée dans la gestion financière, plus que lui. Lui était très rapide. Par certains côtés, j’étais plus prudente, et il m’a appris à ne pas m’inquiéter de comment les choses allaient se dérouler, mais de rester complètement focus sur notre objectif. J’ai beaucoup appris de lui. Et il a beaucoup appris de moi. C’est un peu difficile à décrire tout ça, parce que tous les jours nous avions des centaines de décisions à prendre, des petits détails à caler, et Doug et moi, nous étions totalement en phase, comme avec Yvon.
Vous avez eu beaucoup de chance rencontrer ces deux hommes !
Ils ont eu beaucoup de chance de me rencontrer ! (elle rit !) Je le dis très ouvertement. Ce genre de connexion, on ne le vit pas plus d’une fois dans une vie normalement. C’est comme ça que je le vois. Ce ne sont pas des choses visibles à l’œil nu, mais des petits détails invisibles. C’est impossible à raconter en fait. Seulement dans mes notes. C’est pour ça que j’aime tant écrire. J’ai toujours aimé ça, écrire, le beau papier, les beaux journaux. Je garde ces choses-là, des écrits, des collages, un peu dans l’esprit d’un Peter Beard. J’écris encore assez régulièrement. Je prends des notes de mes lectures, James Baldwin en ce moment. Les journaux sont une sorte de photographie de votre esprit. Je l’ai toujours fait. J’ai tenu un journal l’année après la mort de Doug, mais je ne sais pas si je l’ai encore, si je l’ai jeté.
Quand vous avez rencontré Doug, qu’est-ce qui vous a convaincu dans son projet ?
Quand je l’ai rencontré il n’avait pas encore de projet abouti. Il avait déjà acheté sa première propriété, mais il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Je ne suis pas allée au Chili pour monter quelque chose avec lui, je l’y ai rejoint parce que j’étais tombée amoureuse de lui. Il était parfaitement évident pour nous que nous voulions être ensemble. Il n’était pas question que je reste en Californie. J’aurais dû faire une pause après Patagonia, mais à l’époque Doug venait donc d’acheter sa première propriété et s’apprêtait à en acheter une deuxième. Puis a commencé a germé l’idée de créer un parc national. Avec le recul, trente ans plus tard, je ne changerais rien, vu les conditions de l’époque, mais nous étions dans ce nouveau mariage. Tout est allé vite, et on ne s’est jamais arrêtés.
Et ça vous plaisait ?
J’aime travailler dur, mais pendant longtemps je n’ai guère vu ma famille. C’est incroyable comme mes proches, mes amis sont restés fidèles alors que nous étions si pris. Aujourd’hui, ce n’est pas que je travaille moins, mais je me sens moins sous pression, grâce mes équipes aux Etats-Unis, au Chili et en Argentine. Nous travaillons beaucoup ensemble, notamment sur la stratégie. J’essaie de leur passer le relais. Je viens d’acquérir une ferme aux Etats-Unis dans l’Etat du Washington et je vais y mettre des chevaux, des moutons. Ca me manquait car j’ai grandi sur un ranch. J’ai plein d’idées… Je vais partager mon temps entre ce ranch, le Chili, l’Argentine. J’aime bien tout ça. Je suis très fière de ce que nous avons fait au cours de ces trente dernières années, mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant ça, mais c’est ce que nous faisons maintenant. Perpétuer ce que nous avons commencé, si ces équipes autonomes peuvent le continuer, c’est vraiment la seule chose qui compte à mes yeux.
Si vous deviez disparaître ou vous désengager complètement tout est prêt ?
Oui, maintenant, je crois que oui. Peut-être pas à 100%, mais je m’en approche. Je me sens bien par rapport à ça … Si vous êtes bon dans ce que vous faites, si vous avez fait ce que vous deviez, la dernière chose importante qu’il vous reste, c’est de faire en sorte que tout puisse continuer sans vous. Je veux vraiment que mes équipes considèrent que ces trois premières décennies ne sont que les bases de ce qu’elles vont construire dans les 50, les 100 prochaines années, je les verrai depuis ma tombe ! C’est là que ça commencera à être vraiment intéressant. Au fait c’est l’une des bonnes choses de ce film, dont j’ai mis longtemps à en accepter l’idée, c’est que j’ai réalisé que ce documentaire, c’est notre histoire, ce n’est qu’une partie de l’histoire, mais je suis contente qu’il soit là, j’en vois l’intérêt et la valeur maintenant. Cela permet aux équipes de comprendre les racines de leur propre travail, ce qui va leur permettre d’avancer dans les années à venir. C’était donc une bonne idée de faire ce film.
(Jimmy Chin)
(Jimmy Chin)
Pour revenir à vos débuts avec Doug dans le projet, lorsqu’au Chili et en Argentine vous arriviez avec l’image de riches américains, est-ce que les prix ne flambaient pas ?
Bien sûr! Lorsque les gens apprenaient que les Tompkins étaient intéressés par un terrain, la plupart du temps, les prix grimpaient, mais nous n’achetions pas, tout simplement. Il y a avait tant de terres… Par ailleurs, nous avions de l’argent, mais nos fonds n’étaient pas illimités non plus, nous n’avons mis que ce que nous pouvions mettre.
Avez-vous dû renoncer à certaines qui vous tenaient à cœur ?
Ah oui, bien sûr. Mais nous avions et nous avons toujours de nombreux partenaires. Nous avons investi énormément dans la conservation, mais tout ne venait pas de nous.
En mars 2017, vous avez cédé au gouvernement chilien 407 625 hectares de terres, soit quatre fois la superficie du parc américain de Yellowstone. Connaissant l’instabilité politique de ce pays, ne craigniez-vous pas que ces parcs nationaux perdent leur statut et leur protection ? On l’a vu, même dans un pays tel que les Etats-Unis lors du dernier mandat de Donal Trump.
Il faut garder en tête l’échelle à laquelle nous avons acheté et donné ces terres. Les donations familiales, plus réduites, sont beaucoup plus fragiles, dès lors qu’un membre de la famille a besoin d’argent et exige qu’on vende. On n’a aucune certitude sur notre destinée ou l’avenir d’une terre. Nous misons sur le fait que l’Argentine compte le 3e ou le 4e plus ancien réseau de parcs nationaux au monde. Pour le Chili, cela remonte à 1926. Et franchement, je ne me sentirai pas mieux après avoir confié ces sites exceptionnels à l’ensemble du peuple chilien que si nous les avions donnés via une fondation ou à des membres de notre famille par exemple. On n’a jamais aucune garantie dans la vie, aussi devions-nous estimer comment obtenir l’impact le plus positif possible pour ces terres. Et je suis convaincue qu’en faire des parcs nationaux, accessibles à tous, c’est la meilleure façon de les protéger. C’est très difficile de mettre fin à un parc national, pratiquement partout dans le monde. Nous avons donc particulièrement veillé à ce qu’il s’agisse de parcs nationaux. Un statut très difficile à remettre en cause. Celui des parcs US menacés par Trump ne tenait qu’à une seule signature, celle du Président. Ce n’est pas le cas au Chili. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que dès que les parcs nationaux existent, les gens, les citoyens, y vont et se les approprient. Et la plupart verraient la remise en cause de leur statut comme une transgression qu’ils n’accepteraient pas.
Avec le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources naturelles vitales, comme l’air pur ou l’eau potable, est-ce que les zones encore préservées ne risquent pas d’attirer la convoitise de milliardaires soucieux de mettre leurs proches à l’abri ?
Tout le monde cherche bien sûr aujourd’hui à trouver un endroit propre et sûr, c’est certain. Certains individus riches vont le faire mais ce n’est qu’une toute petite fraction du problème, je suis beaucoup plus préoccupée par les compagnies étrangères, minières, exploitant du gaz ou du pétrole… Je pense aux Chinois qui investissent en Afrique ou dans certaines zones d’Amérique du Sud, c’est là qu’est le problème majeur. C’est à ça qu’il faut s’intéresser. Bien sûr, je n’aime pas que des gens, de toutes sortes et à toutes échelles, segmentent la terre, parfois pour quelques hectares seulement, comme autour de Santiago de Chili par exemple, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’on voit à grande échelle ailleurs, comme au Kenya par exemple, où il ne s’agit pas seulement de terres sur lesquelles ces sociétés étrangères mettent la main, ce sont des communautés entières et leur culture qui disparaissent. Et ça, ça m’inquiète beaucoup et ça m’empêche de dormir la nuit.
Je ne vais pas vous demander si vous êtes pessimiste sur le futur de notre planète…
A court terme, certainement ! Mais si on me pose si souvent cette question, à moi ou à Yvon, c’est que les gens ne comprennent pas ce qui se passe en ce moment. Regardez le Sud Soudan, le Sud Pacifique, et tant d’autres endroits dans le monde… Des tas de gens y meurent, sont affamés, ils ne peuvent pas émigrer, ils n’en n’ont pas les moyens. Alors quand on me demande si j’ai de l’espoir…. on ne pourra pas agir suffisamment rapidement aujourd’hui pour avoir le moindre impact sur le sort de ces millions de gens. Alors quand on me demande « avez-vous de l’espoir », cela veut dire, et je ne parle pas de vous, que c’est ne pas voir que tout est déjà réglé ! Alors, non je ne suis pas optimiste sur le sort de l’Afrique de l’Est par exemple ! Et ne pas le voir, c’est se voiler la face. Ce que je ne veux pas faire. C’est douloureux. C’est douloureux de réfléchir et d’être conscient de ça.
Yvon Chouinart a expliqué hier que selon lui, le meilleur remède contre la dépression, c’était l’action. Vous partagez ce point de vue ?
Certainement, j’en suis convaincue !
Pour changer les choses, certains militants écologistes, las de parler dans le désert, passent à des actions plus violentes, qu’en pensez-vous ?
Je comprends cette colère, car rien ne change malgré tout. Il n’y a aucun plan au niveau mondial pour réduire les émissions de carbone, au contraire, elles continuent d’augmenter. Je comprends la violence et je crois qu’elle nait la plupart du temps du désespoir. Je suis profondément non violente, mais je pense que ce n’est que le début de ce que nous allons voir un peu partout dans le monde pour dire tout simplement « stop ! ». Cette folie doit s’arrêter. Nous allons voir plus de conflits à ce sujet. Je crois à la non-violence, aux manifestations. Est-ce que je m’enchaînerais à une grille pour protester ? Oui, bien sûr ! Patagonia assure d’ailleurs des formations à la manifestation et enseigne comment devenir un manifestant efficace non violent. C’est la catégorie dans laquelle je me situe. Sans aucun doute là-dessus ! Je vois Greta Thunberg et ces milliers de jeunes qui descendent dans la rue avec elle, et je regrette de ne pas être là avec eux moi aussi ! J’aimerais que tous les gens descendent dans la rue, paisiblement, pour défendre leurs opinions sur leur futur. Je viens des années 60 et 70, l’une des périodes les plus intéressantes en termes de résistance. Les États-Unis ont fini par se retirer du Vietnam, il a fallu attendre 1968 pour que les noirs obtiennent le droit de vote, il y avait aussi le mouvement féministe. Tous ces événements sont nés dans la rue. On ne peut pas juste agir depuis son ordinateur ou son téléphone. Ce qui compte, c’est de se mouiller, de participer, d’agir.
Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, dans quoi mettriez-vous votre énergie ?
Dans la lutte contre l’extinction des espèces et dans la « croisade » pour le climat.
Quel conseil donneriez-vous à cette fille de 20 ans ?
Ne pensez jamais que vous en faites trop ! Parce qu’à la fin de votre vie, vous allez vous demander : est-ce que je n’aurais pas pu faire plus ? C’est ce que je me demande. C’est la question qu’on doit tous se poser !
Alors pas de regrets ?
Non, que de la gratitude ! je me sens si reconnaissante envers la vie !
Ecouter Kristine Tompkins
En mai 2020, en pleine épidémie de Covid, l’écologiste américaine se plie à l’exercice du Ted Talk. Plus de 2 millions 250 000 personnes l’ont visionnée depuis.
Photo d'en-tête : Jimmy Chin / National Geographic