On attendait un film sur l’ascension de l’Everest, c’est en fait une fable sur le dépassement de soi qu’Inoxtag, 22 ans et 20 millions de followers, a diffusée en salles vendredi dernier et, gratuitement samedi sur YouTube. Résultat : 340 000 entrées en salles en 24 heures. Et près de 17 millions de vues en ligne à l’heure où nous bouclons cet article. Du jamais vu sur la plateforme. Soit une audience sans précédent sur un tel sujet, composée essentiellement de jeunes, voire de très jeunes, qui ont entendu un message un peu lourdingue parfois, mais auquel on ne peut qu’adhérer. : « il faut arrêter d’être derrière les écrans, de scroller et de vivre à travers les autres. Sortez ! ». Au final, malgré des longueurs, des manques et des contradictions, cela s’appelle une bonne surprise.
Avouons-le, à son annonce, il y a un an, le projet de gravir l’Everest d’Inès Benazzouz, youtubeur de 22 ans, plus connu sous le nom d’Inoxtag, ne nous enthousiasmait pas à la rédaction d’Outside. Cet énième « exploit », s’ajoutant à une série déjà affolante de défis extrêmes dont raffolent ses 20 millions de followers, n’allait-elle pas, une fois de plus, banaliser l’ascension du plus haut sommet du monde, et réduire la vision de l’alpinisme à une entreprise commerciale accessible à tous, pour peu qu’on ait la forme et un portefeuille bien rempli ? C’est d’ailleurs ce qu’exprimait à juste titre dans nos pages, François Carel, auteur d’« Himalaya Business ».
Alors, on avait beau avoir compris qu’Inoxtag ne prenait pas trop la chose à la légère quand même et avait pris la peine de se former à l’alpinisme auprès de pros, et non des moindres, en l’occurrence Matis Dumas, on s’attendait au pire. Le résultat est plus nuancé. Car, contrairement à ce que nous craignions, « Kaizen » n’est pas un énième documentaire sur l’Himalaya, il se situe ailleurs, et nul doute qu’au-delà des chiffres étourdissants il fera date. Malgré les bémols. Et ils sont nombreux.
Des longueurs et des lacunes
D’abord, le choix de l’Everest, bien sûr, et la version consumériste de l’alpinisme. Mais aussi la sous-estimation du rôle des Sherpas. Certes on les voit, et ils sont également cités dans le générique, de même que certains, invités par Inoxtag, étaient également présents lors de la première au Grand Rex à Paris, vendredi, mais leur rôle décisif n’est pas clairement montré, et c’est dommage.
Quasiment zappé également, le volet environnemental. Si le Youtubeur s’émeut devant les immondices abandonnés en masse par les alpinistes et rappelle que « sur l’Everest comme à Paris, on ramasse ses poubelles », rien en revanche sur les allers-retour en hélicoptère-taxi et plus largement sur le réchauffement climatique et notre responsabilité en la matière. Cette énorme production, son audience sans pareille étaient pourtant l’occasion de faire passer le message, d’autant que le film est long. Trop long parfois : 2h26 ! Les images, souvent splendides, sont à la hauteur et ont certainement fait leur effet en salle, mais on se serait bien passé d’une bonne demi-heure. Mais Inoxtag avait créé l’attente (et le désir) – annonce du projet un an à l’avance et silence total sur les réseaux – il a donc généreusement servi son public habitué des vlogs, qui, sans doute ne demandait que ça. Le succès en salle et les nombreux commentaires en ligne le confirment.
Un public qu’on imagine plutôt masculin, car les filles en seront sans doute pour leur peine. Dans ce doc fleuve où les femmes sont totalement absentes (hormis la mère d’Inoxtag), c’est à une mise en scène ronflante du héro masculin triomphant que l’on assiste. Une vision archaïque du succès, sans doute maladroite, mais qui ne choquera pas les amateurs de manga.
Malgré tout… une leçon de vie
Le dossier à charge semble lourd. Mais il n’en condamne par pour autant « Kaizen » ni Inoxtag. Avant tout parce que ce documentaire, bien que plutôt réaliste dans son ensemble, est à prendre comme une fable. Celle d’un gros bosseur, d’un gars de 22 ans, qui s’est fait tout seul et qui, avec son projet Everest s’est lancé dans un long processus d’apprentissage. Non sans risques, car, on l’a vu, il était plutôt attendu à l’arrivée. Mais force est de constater qu’il étouffe aujourd’hui bien des critiques en donnant ici une leçon de vie, en utilisant les codes de sa génération.
Le tout est un peu mélo, surjoué, télécommandé au niveau des grands discours plein de bons sentiments, c’est vrai, on aime ou pas, mais c’est efficace auprès de millions de jeunes auxquels il rappelle que l’essentiel est dehors, loin des écrans, en pleine nature. Un seul hic… pour faire passer ce message, il a déjà scotché plus de 11 millions de personnes en ligne pendant près de 2h30 ce week-end ! Va-t-il réussir à mettre tous ces jeunes dehors, là où beaucoup ont échoué ?
Trop tôt pour le dire, mais un post positif d’Arnaud Petit, largement commenté ce matin (par Manu Pellissier, Ludovic Ravanel…) apporte une première réponse via le témoignage (en commentaire du post) de Fred Million, DE.
« J’ai hier accompagné un groupe de jeunes extrêmement « défavorisés » ( les mots sont faibles) des quartiers « nord » de Marseille, sur une séance decouverte d’escalade puis un parcours dans les Calanques…
Il avaient entre 9 et 11 ans. Ils avaient l’impression de faire « comme » Inoxtag, ils voulaient grimper, bien plus que faire des tyroliennes (ce qui peut être surprenant vu leurs âges).
Il est un exemple pour nombre de jeunes qui ne font pas la différence entre escalade, alpinisme et j’en passe… Ce qu’ils voient, c’est un exploit, une ascension, de l’escalade, de la quadrupedie, quelque chose qui se rapproche un peu plus de ce qu’ils font sous forme de jeux « au quartier », mimant ainsi leur idole… Ils sortent, découvrent Sormiou, un regard vers l’horizon, quelque chose qu’ils ont à portée de bus, sans le savoir jusque-là, sans que cela ne les ait forcément intéressés. Quelque chose qui devient accessible et qui correspond à l’envie qu’a créée Inoxtag.
Mon métier de DE d’escalade faisait hier matin encore un peu plus sens. Et Inoxtag y est vraiment pour quelque chose, de par l’accessibilité de son ascension. Sûrement bien plus que « Montagne en scène » ou autres, qui sont de très beaux événements mais encore peu ouverts à certaines personnes. Peut-être une idée à développer sur l’accessibilité de ces événements ».
A méditer, certainement.
Photo d'en-tête : Inoxtag