S’il est un nom qui aura marqué l’année 2025 dans l’univers de l’alpinisme, c’est sans doute celui de Benjamin Védrines. On n’a pas encore le récit complet – ni le film – de son dernier exploit, l’éblouissante première sur le Jannu Est, réalisée le 15 octobre avec Nicolas Jean, que l’on va pouvoir dans quelques jours se plonger au plus profond de son record mondial de vitesse sur le K2, bouclé en juillet 2024. Dans le film qu’en ont tiré David Arnaud et Hugo Clouzeau, l’alpiniste français revient sur la montagne où il a frôlé la mort. Un huis clos entre vertige et introspection, nourri de séquences aériennes sans doute parmi les plus spectaculaires jamais tournées sur un 8 000.
Nous vivons un âge d’or du film d’aventure. Les réalisateurs de l’outdoor — Jimmy Chin, Elizabeth Chai Vasarhelyi, Max Lowe ou Nick Rosen — ont porté la discipline à un niveau de maturité rare, en alliant maîtrise technique et profondeur narrative. Mais dans K2 — Chasing Shadows, réalisé par les Français David Arnaud et Hugo Clouzeau, ce n’est plus seulement le regard du cinéaste qui fascine : c’est celui de l’alpiniste lui-même. Et une conclusion s’impose : désormais, les réalisateurs ne sont plus les seuls à exceller dans l’art du storytelling visuel. Les athlètes aussi.
Ici, le chrono importe peu
Le film suit Benjamin Védrines dans sa tentative d’établir un record de vitesse sur le K2 sans oxygène, en 2024. Mais le chrono, au fond, importe peu ici. Arnaud et Clouzeau s’intéressent avant tout aux démons intérieurs que l’alpiniste affronte sur les pentes du K2 — sans doute le plus meurtrier des 8 000, celui qui l’a presque tué deux ans plus tôt.
En 2022, alors qu’il s’affirmait comme l’un des grimpeurs les plus prometteurs de sa génération, il avait perdu connaissance à quelques mètres du sommet. Secouru in extremis, il avait survécu. Deux ans plus tard, il retourne sur cette même arête, pour affronter non seulement la pente, mais le souvenir de sa propre chute.
Un huis clos filmé à 8 000 mètres d’altitude
Tout au long de K2 — Chasing Shadows, Védrines livre un monologue brut, filmé à la GoPro fixée sur son casque et sur ses bâtons, retraçant en temps réel ses pensées et émotions les plus profondes au moment de retrouver ce lieu où il avait vu la mort de si près. Il y décortique la peur, l’excitation, la honte, la joie, comme s’il était assis sur le divan d’un psy — un psy posté sur les pentes vertigineuses du K2.
Védrines pleure. Il rit. Il réfléchit à voix haute. Est-ce l’altitude qui le pousse à se livrer ainsi ? Difficile à dire. Mais il rend ce dialogue intérieur accessible au spectateur.
« Mon premier objectif était d’être transparent, simplement moi-même dans ce film, et de montrer une autre facette de ce que certains athlètes vivent », confiait récemment Védrines à Outside. « Parfois, on pousse trop loin, trop haut, on atteint la limite — et cela provoque des réflexions existentielles, de grandes questions intérieures. » L’alpiniste n’a pas de diplôme en cinéma ni en littérature. Mais il possède une intuition presque naturelle pour comprendre ce qui touche le public. « Au fond, se débattre avec ses propres pensées et sa propre personnalité, c’est une histoire extrêmement puissante », ajoute-t-il.
Cette sincérité désarme. On assiste alors à une forme de thérapie verticale, une introspection menée sur les pentes les plus raides du monde. Védrines ne cache rien. Le K2 devient alors un miroir : celui où se reflètent les failles, la solitude et la beauté du geste.
« Quand la montée devient difficile, c’est là qu’il faut filmer. C’est ce que les gens veulent comprendre »
Bien sûr, une séance de thérapie à 8 600 mètres d’altitude ne vaudrait pas grand-chose sans le spectacle grandiose du K2. Et là encore, Védrines excelle. S’il faut saluer Clouzeau, Arnaud et toute l’équipe technique pour avoir su restituer à l’écran la majesté et la terreur de cette montagne, Védrines mérite lui aussi les applaudissements : une grande partie des images vient de ses propres caméras.
La technique de tournage utilisée dans K2 — Chasing Shadows restitue la raideur du K2 comme rarement on l’a vue au cinéma. Rien de révolutionnaire pourtant : une simple GoPro fixée sur le casque, orientée vers le bas. Mais la perspective, sur grand écran, donne littéralement le vertige. Védrines filme entre ses pieds, et le mur de glace et de rocher plonge sur des milliers de mètres. Une erreur de cramponnage, une glissade, et c’est la chute assurée. On ressent le vide, la fatigue, la fragilité.
« C’est difficile, explique-t-il. Il faut se concentrer sur la grimpe, mais aussi sur le cadre. J’ai appris au fil des expés à faire les deux. Quand la montée devient difficile, c’est là qu’il faut filmer. C’est ce que les gens veulent comprendre. » Cette tension entre survie et narration donne au film une dimension rare : celle d’un témoignage à la première personne sur la frontière entre maîtrise et chaos.
Les séquences des vols en parapente, du grand cinéma
Ces dernières années, Védrines s’est illustré par ses ascensions sans oxygène suivies de décollages depuis le sommet. K2 — Chasing Shadows montre à quoi cela ressemble — et c’est du grand cinéma. Il s’envole plusieurs fois, dont une en pleine tempête de neige, caméra sur le casque et drone en appui.
Ces images comptent parmi les plus fortes du film. On ne sait jamais s’il ressortira indemne de l’autre côté des nuages ou s’il va percuter une paroi rocheuse. Ces séquences aériennes sont parmi les plus spectaculaires jamais tournées sur un 8 000.
Si le film doit sa puissance émotionnelle à la voix de Védrines, il doit aussi son intensité visuelle à son regard. Aux côtés du cadreur Sébastien Montaz-Rosset, spécialiste du tournage en altitude, et de Thibaut Marot, il capte des images rarement vues sur le K2.
« Les émotions que nous vivons là-haut, dit Védrines, personne ne peut les capturer à notre place. Souvent, je suis seul avec la caméra, et je dis ce qui vient du fond. Je ne pense pas à la manière dont on va me juger. Quand je suis seul, je peux tout dire. Alors je le dis. »
Ce documentaire de 66 minutes fera sa première internationale en novembre, dans le cadre du festival Montagne en Scène. On pourra également le voir sur grand écran au FIFAV, le 22 novembre, en présence d’Hugo Clouzeau, co-réalisateur.
« Sans ce film, il n’y a pas d’histoire »
À la veille de la première de K2 — Chasing Shadows, Outside a pu échanger avec Benjamin Védrines au sujet du tournage.
Quelle technologie et quelles techniques as-tu utilisées pour donner vie au K2 ?
J’avais une super équipe de deux cadreurs, Sébastien Montaz-Rosset et Thibaut Marot, ainsi que des techniciens au camp de base pour capturer les plus beaux moments. Seb a une grande expérience du tournage en haute altitude, c’est pourquoi c’est lui qui m’a accompagné lors du summit push. Nous avons aussi de très belles images de drone.
Plus je montais, plus les images devenaient rares, car je n’avais plus que mes GoPro : une sur le casque, une sur le côté. Pour moi, c’est essentiel de saisir les moments personnels pendant ces ascensions. Mais c’est extrêmement difficile, car il faut rester concentré sur la grimpe tout en pensant au cadre, à la lumière, à ce qu’on raconte. J’ai fait plusieurs expéditions dans les Alpes où je devais déjà filmer de cette façon, et c’est devenu une véritable passion. Avec le temps, je me suis amélioré.
Comment concilies-tu la sécurité en paroi et la nécessité de capturer ces instants ?
Mes cadreurs disent que j’ai un bon œil pour repérer les moments importants. Mon intuition, c’est que quand la grimpe devient difficile, c’est là que le spectateur veut être avec toi. Par exemple, j’ai tenu à filmer pendant la tempête sur le K2, parce que j’étais seul, et c’était un moment très fort. Il y a des passages où je dois me concentrer uniquement sur ma survie. Mais il y a aussi des moments seulement inconfortables, où je peux me permettre de filmer. Je sais que ces images seront vraies, puissantes, et qu’elles diront quelque chose de ce que je vis.
Pourquoi est-ce si important pour toi de partager les émotions ressenties là-haut ?
Parce que sans ça, il n’y a pas d’histoire. C’est essentiel que le spectateur puisse comprendre ce que je vis. Les émotions réelles d’un alpiniste, on ne peut les capturer que soi-même. Souvent, je suis seul avec la caméra, et je dis ce qui vient du plus profond. Je ne pense pas à la manière dont on va me juger. Quand je suis seul, j’ai le sentiment que je peux tout dire. Alors je dis simplement ce que je ressens.
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Photo d'en-tête : The North Face