C’est facile de partir en randonnée quand on est né du côté d’Annecy ou de Toulouse. Ça l’est beaucoup moins quand on s’appelle Imane, Naissa et Sélima, vingt ans à peine, et qu’on vient du 93, en banlieue parisienne, l’un des départements les plus décriés de France, l’un des plus touchés aussi par le Covid-19. Aussi quand au sortir du confinement, en juin dernier, l’association APART, soutenue par HOKA ONE ONE, leur propose de gravir un sommet en Haute-Savoie, le Trélod, dans le massif des Bauges, ça ne leur dit pas grand-chose, mais elles disent oui tout de suite. Une expérience bouleversante.
Chaque région a ses héros. Dans le 93, l’un des départements les plus défavorisés d’Ile de France, l’un d’entre eux, s’appelle Nadir Dendoune. Issu de la Seine Saint-Denis, sans aucune expérience de l’alpinisme, il s’est illustré en 2008 en brandissant pour la première fois le drapeau du 93 au sommet de l’Everest, devenant dans la foulée le premier franco-algérien à atteindre le toit du monde. Une aventure extraordinaire qui a donné matière à un film sorti en 2017, « L’ascension », réalisé par Ludovic Bernard avec Ahmed Sylla. Aujourd’hui journaliste, écrivain et réalisateur, mais toujours domicilié dans le 93, il est l’un des parrains d’APART, association pour qui le plus court chemin vers un job passe par la découverte du sport en pleine nature, et notamment par le trekking en haute montagne, école de l’effort, de la persévérance, du respect de l’autre et source de confiance en soi. Non sans mal parfois, tant les barrières mentales sont hautes. « La montagne ? Ce n’était pas pour nous, les jeunes du 93, nous racontait Nadir Dendoune en janvier dernier. Des sports de riches ou de blancs. Ce qu’on nous montre à la télé, ce sont des petits bourgeois qui font de la montagne ».
Il faut entendre Nadir pour imaginer les sentiments d’Imane, Naissa et Sélima, ce matin de juin, au départ de Mont-Derrière, au-dessus de Bellecombe en Bauges. Ce jour-là, leur Everest à elles s’appelait sommet du Trelod (2181m): un trek de 27 km, 2000 m de D+ et une nuit en refuge. Du jamais fait pour Naissa, 22 ans et Sélima, 17 ans, toutes deux de Tremblay. Seule Imane, 23 ans, de Noisy le Sec, gardait en tête le souvenir de son trek au Maroc organisé en 2019, toujours avec APART. Depuis il s’est passé plus d’un an, dont deux mois de confinement en banlieue parisienne, zone très peuplée, où les restrictions ont été particulièrement difficiles à vivre pour beaucoup.
Leur entrainement pendant ces deux longs mois? Faute de place dans des appartements petits, souvent surpeuplés, il sera mis un peu entre parenthèses. Quant à sortir courir au pied de leur immeuble pendant le temps règlementaire, beaucoup font alors l’impasse : le confinement est peu respecté, trop de risques dans ce département particulièrement touché par l’épidémie. Entre le 1er mars et 20 avril, on y constatera une augmentation de 130% des morts (+ 1413 décès) par rapport aux même dates l’année précédente, soit presque autant que le Haut-Rhin (136%).
Mais dès le retour à la normale, le rythme reprend entre cross training au stade de Tremblay sous la direction de leur coach, Dorothée, et séances de fitness hebdomadaire en salle. Cardio, étirements, force, la reprise n’est facile pour personne après deux mois d’inaction mais un objectif les attend : une rando de deux jours en Haute-Savoie.
Rien de très impressionnant les Bauges au regard des expéditions précédentes de l’association. – le Kalla Pattar (5.545 m) dans l’Himalaya en mars 2015 et le Kilimanjaro (5 896m) en 2018. Rien de très exotique non plus comparé aux treks prévus au Maroc et au Chili cette année pour le pole féminin d’APART, reportées pour cause d’épidémie, mais le projet n’en a que plus de valeur au final. Au pied du Trelod, ces trois filles sont parties à l’assaut d’un sommet bien plus haut que l’Everest en repoussant leurs limites et en affrontant leurs doutes. Dans leur sac à dos, trop de matériel inutile – forcément, ça nous est arrivé à tous – mais surtout pas mal d’angoisses et de questions. « Au début, la montagne, c’est bof, mais plus tu en fait, plus tu la kiffes. C’est un sport où tu ne triches pas », avouait Nadir Dendoune. A l’issue de leur expédition, ce ne sont pas Naissa, Sélima ni Imane qui le contrediront.
Naissa : « cette rando, c’est comme une pause dans ma vie ».
Cette fille, c’est une boule d’énergie. Pas toujours facile à canaliser, avoue-t-elle, tant les envies bouillonnent. Le confinement, elle en sort épuisée. Auto entrepreneur elle avait monté une petite affaire de tiramisu avant l’épidémie. Ça marchait fort, mais le Covid-19 la stoppe dans son élan. Pas facile d’encaisser ça à 22 ans. C’est un peu vidée qu’elle se lance dans l’ascension du Trelod en juin. C’est pourtant elle qui étonnera tout le monde en se faisant violence et en parvenant au bout. « A 1h45 du sommet, j’ai cru que je n’y arriverais pas. Et puis je me suis posée, j’ai mangé un bout. Et puis, c’est reparti.
Dans la marche, on se retrouve avec soi-même. En route, on discute, mais toutes à un moment donné, on s’est refermées sur nous-mêmes. Là tu fais le point sur tout ce qu’il y a dans ta vie. Cette année a été un peu chaotique pour moi, marcher m’a permis de murir et d’accepter ce qui ne va pas toujours bien et d’y voir plus clair », raconte-t-elle.
« J’en suis revenue apaisée. C’est comme une pause dans ma vie. Et puis c’est un autre monde. J’ai découvert le quotidien en refuge : descendre ses propres ordures, voir le ravitaillement arriver en hélico, marcher avec des bâtons… Cette rando m’a permis de me recentrer, notamment sur le plan professionnel, et de prendre un nouveau départ. Je me dirige maintenant vers un projet d’animation sociale, avec le soutien du groupe. C’est important. Avec les autres filles, on est très proches, sans être intrusives. »
Sélina : « je ne fais pas rien de ma vie, j’aurai des choses à raconter »
A 17 ans, un bac STMG en poche et une vague fac de philo en perspective Sélina, fille d’abord un peu secrète s’interrogeait beaucoup quand elle a croisé APART via le « bus de l’initiative » qui parcourt les villes du 93 pour présenter les associations ouvertes aux jeunes. Sa meilleure amie en fait déjà parti, APART lui plait tout de suite. Encouragée par l’association, cette passionnée de foot mais aussi de lecture va bientôt passer son brevet d’animatrice, le BAFA, et commencer un service civique.
La rando, elle en avait fait un peu en Italie, mais « rien à voir avec les Bauges », dit-elle. « Ça, c’était très dur. Je n’en pouvais plus. Mon sac à dos était hyper lourd. Il faut dire que ma mère y avait glissé une vingtaine de boites de thon ! Elle avait peur que j’aie faim. Mais je me suis dit que je ne pouvais pas lâcher comme ça. Et je suis arrivée au sommet ! C’est bien de se donner des objectifs. Et de les atteindre. Là, tu vois, je me dis, je ne fais pas rien de ma vie. J’aurai des choses à raconter ».
Imane : « Marcher pour prendre de la distance »
Imane, c’est un sourire éclatant, un foulard noué serré encadrant un maquillage impeccable, une silhouette fine et tonique que l’on devine sous les vêtements toujours noirs, amples et soigneusement choisis. La détermination incarnée. Quoi qu’il arrive. Même quand l’épidémie balaye des projets professionnels patiemment montés – accompagnée par APART, elle prépare son entrée en école pour passer son BPJEPS Activités pour tous et devenir éducatrice sportive. Même quand sa hanche et son genou la lâchent au plus mauvais moment, en plein trek.
C’est donc en serrant les dents qu’elle avale les kilomètres et le dénivelé. Elle n’atteindra pas le sommet, mais qu’importe. « Ces derniers temps ont été très durs dans ma vie personnelle », avoue-t-elle. » Marcher m’a permis de prendre de la distance ». En attendant son prochain objectif pour lequel elle s’entraine déjà. Tout comme Sélina et Naissa.
Ce qui les attend, c’est rien moins que le Festival des Templiers, du 15 au 17 octobre prochain, explique leur coach, Dorothée. Pas le mythique Grand Trail des Templiers, mais un autre Everest, tout aussi impressionnant vu du 93 : le VO2 trail (16.9 km, 740 m D+) dans le Causse Noir. Aucune des filles n’a jamais fait de trail. Elles ont onze semaines pour s’y préparer depuis la banlieue parisienne où les tours sont plus faciles à trouver que les montagnes. Qu’importe, elles vont faire des escaliers et elles ont un atout majeur : une rage de vivre et d’y arriver que beaucoup pourraient leur envier.
Le Mont Trelod (2181m)
Depuis Bellecombe-en-Bauges par le Roc du Four Magnin (1645m) et le refuge de la Combe.
Distance : 27 km
D+ : 2000 m
Durée : 2 jours
Difficulté : moyenne
A lire également « Un sommet, un job, ou le défi des jeunes de Seine-Saint-Denis » , un projet de l’association APART soutenu par HOKA ONE ONE.
Photo d'en-tête : Outside / Thibault Ginies