La privation de sommeil, la douleur, le froid, la pluie, mais aussi des paysages sublimes… Quand Dave Pen s’est attaqué à la Spine Race, ultra traversant en hiver l’Angleterre du Sud au Nord – il a trouvé ce qu’il cherchait : « se sentir vivant autant que possible », découvrir une « liberté totale ». Une thérapie après des années d’excès. Une parenthèse vitale dans un quotidien intense fait de longues tournées avec son groupe Archive, comprend-on au fil du beau documentaire qu’Alexis Berg lui a consacré. Plus qu’un film sur la musique et le trail, « Run again », c’est l’histoire d’une amitié que l’on a pu découvrir au Grand Rex fin novembre, avant sa mise en ligne gratuite ce mardi 16 décembre. À la veille de la première, nous avions rendez-vous avec le chanteur et le réalisateur.
Le personnage était trop fort pour le laisser filer. Quand, en 2019, le photographe et réalisateur Alexis Berg entend parler de la présence à Chamonix de Dave Pen pour son 2ᵉ UTMB, « on s’était dit qu’on allait le choper », nous raconte-t-il. Les albums de son groupe, « Archive », il les connaissait bien. « Moi, à l’époque, je faisais un petit film sur l’UTMB la nuit, et je l’y avais intégré comme personnage. C’est le moment où on s’est rencontrés, on a sympathisé. La même année, j’ai fait des photos d’Archive à Marseille et à Lyon, en concert. Du coup, j’ai aussi vu évoluer le groupe. On est restés en contact. »
Très vite germe l’idée d’un film sur Dave Pen. La Spine Race 2023 – 7 jours et 430 kilomètres en autonomie quasi complète, au cœur de la campagne rurale et glaciale de l’Angleterre – s’impose comme une évidence. « Un décor parfait pour la musique, et une course avec beaucoup de sens pour Dave. » Et quand Salomon entre dans la danse, le projet bricolé sur un coin de table devient plus ambitieux, un 66 minutes. « Le pari de départ, ce n’est pas l’histoire d’un athlète qui va gagner. Mais c’est ça aussi qui est intéressant dans un sport où on est beaucoup focalisés sur la performance. C’est bien de prendre un peu de recul. Moi, ce que j’aime dans cette histoire, ce dont j’avais l’intuition au départ, c’est qu’on va faire la rencontre entre la musique et le sport, la musique et la course à pied, la musique et le trail. Et avec un personnage parfait pour ça, une course assez idéale, une musique parfaite pour ce décor. Et ce rythme, cette lenteur de course montant vers le nord, en hiver. » Au final, c’est un film sur l’amitié qu’il dit pourtant avoir atteint. « L’amitié de Dave avec ses principaux frères musicaux avec lesquels il écrit et joue depuis toujours. Histoire d’amitié aussi avec son père. C’est fort ! »

« Dave, c’est quelqu’un avec des fragilités, une certaine noirceur, et en même temps quelqu’un d’extrêmement lumineux », poursuit-il. « Sa voix, je la trouve assez miraculeuse, à la fois quand elle chante et quand il parle. En fait, il y a un truc avec lui, il l’a dit je crois, mais on ne l’a pas mis dans le film : quand il était plus jeune, il rêvait d’être acteur. Il est à l’aise dans ces moments-là, hyper photogénique aussi. C’est une chance d’être tombé sur lui. »
Même sentiment quand, il y a quelques jours, nous le rencontrons à Paris. Pour une fois, il n’est pas sur scène, mais dans le ventre du Grand Rex, la mythique salle de cinéma, dans une loge nichée dans les sous-sols. Aucune lumière du jour, ambiance sous-marin, sur fond de vibrations du métro qu’on sent tout proche. Dave est à Paris – sa « deuxième maison », dit-il – pas pour une tournée (il faudra attendre le printemps prochain pour ça), mais pour accompagner le film d’Alexis Berg, « Run again », dont il est le principal protagoniste, lui qui se définit comme un fils, un père, un mari, un ami, un chanteur et un coureur.

Avec la course, tout se stabilisait
« Mon père a eu une sorte de dépression nerveuse qui a duré cinq ans. Pour nous, les enfants, c’était assez dur. Mais il s’en est sorti et je crois que la course a commencé à jouer un rôle dans sa vie à cause du lâcher-prise que ça lui offrait. Il était assez bon en marathon, plutôt rapide. À l’époque, j’étais juste un gamin, je ne pensais pas que la course jouerait un jour un rôle dans quoi que ce soit pour moi. Il y avait bien une petite épreuve où les enfants pouvaient participer. Je me souviens que mon père a fini, puis s’est retourné vers ma mère et a dit : “je me demande où il est”, et elle a répondu : “il a déjà fini !” Je pense qu’il était assez fier, mais c’est la seule fois où j’ai couru enfant. Ça ne m’intéressait pas. Mais je pense que le fait qu’il ait surmonté la tourmente de sa maladie mentale et trouvé de la force dans la course a peut-être agi sur moi. Ensuite, courir est devenu une sorte de thérapie pour moi. Je pense à toutes les frustrations et l’anxiété que beaucoup d’entre nous ressentent, et que je ressentais particulièrement en étant plus jeune. Deux amis à moi sont morts dans des circonstances très différentes. Et en grandissant, j’ai dû trouver un moyen de me sentir vivant autant que possible. Je l’ai fait d’autres façons, mais plus artificielles. Et puis, une fois que j’ai découvert la course, ça a été comme une liberté totale : tout se stabilisait… le silence. Avec le travail que je fais avec le groupe, le chaos est si intense, l’écriture est très intense, le groupe est très intense. Parfois j’ai l’impression que je vais craquer quand je joue, alors que quand je cours, j’ai l’impression de pouvoir flotter davantage. C’est très étrange. Mais oui, ça aide, ça me donne l’impression de pouvoir respirer. Mais ça ne dure que quelques jours. Et j’ai besoin d’aller recourir. Je ne peux pas rester longtemps sans ressentir ça. Au bout de deux jours, il faut que je reparte, même pour 10 km, 5 km. Tant que je sors, ça va. »


C’était courir ou filer boire au pub
« Je me souviens que, quand j’ai commencé à courir, le groupe était une grande partie de ma vie, et tout ce qui va avec. Je buvais, mais pas au point d’avoir un problème. Je n’ai jamais eu ce genre de souci, heureusement, mais je buvais beaucoup, je faisais pas mal la fête. Et je me suis dit : je ne veux pas être un cliché. Je ne veux pas prendre du poids. Je ne veux pas devenir ce type qui doit se battre pour redevenir fit. La condition physique a toujours été importante dans ma famille. Je veux me sentir vivant. Vers mes 30 ans, j’ai réalisé qu’il fallait que je fasse quelque chose… j’avais tout ce temps libre. Parce que, quand tu es musicien, tu rentres de tournée, et pendant des mois il ne se passe rien. Soit tu vas au pub, comme beaucoup de mes amis le faisaient et comme je le faisais aussi. Soit tu essaies de prendre soin de toi. Et je suis allé courir.
J’ai commencé avec quelques kilomètres. C’était très dur, mais j’ai eu envie de recourir. Et comme j’avais du temps, j’ai immédiatement pris un dossard pour une course de 10 miles, près de chez moi. J’ai adoré cette liberté. J’aimais la sensation de mon corps après, le fait que mes poumons s’ouvrent et que, quand tu finis de courir, le sang circule, les muscles travaillent. C’est devenu un vrai shoot, un vrai high naturel. J’ai continué, et les distances ont augmenté. Mon père était évidemment très emballé. Il me disait : “on vient avec toi, on te dépose !”. Il s’est réinscrit au marathon de Snowdon, au pays de Galles, très dur, beaucoup de dénivelé, sa course préférée, mais il s’est blessé. Il m’a proposé de prendre son dossard. Ça a été mon premier marathon. C’est vite devenu plus qu’un hobby, une énorme part de ma vie. Au début, je ne réalisais pas à quel point ça prenait le dessus. Je ne me doutais pas que, 17 ans plus tard, j’aurais encore le même élan ou la même impulsion qui me dit d’y aller, et que, quand il pleut à verse, peu importe, qu’il neige ou qu’il fasse une chaleur terrible, il faut quand même y aller. J’ai beaucoup de chance, je n’ai jamais eu de blessure sérieuse, parce que ça arrive, et je vieillis un peu. Je ne suis plus aussi rapide, c’est sûr. Mais mon père dit que je suis devenu plus lent, mais que les distances n’ont fait qu’augmenter. »

Je veux faire des choses que je ne pensais pas possibles
« Je me souviens qu’un ami m’a parlé de l’UTMB. C’était le pinacle, le tout début des défis vraiment durs pour moi. Puis j’ai entendu parler de la Spine, qui en était à sa cinquième année peut-être. Je me suis dit : pas question, ça a l’air horriblement dur ! Et c’est sorti de mon radar, parce que je m’intéressais plus à l’UTMB, aux Alpes et aux courses d’été. Mais quand j’ai rencontré Alexis et qu’il m’en a parlé, on a accroché. Pour moi, c’était l’aboutissement de mon chemin. J’avais fait l’UTMB, qui était vraiment mon objectif le plus dur. Mais la Spine, c’était l’apogée de tout ce que je pensais pouvoir tenter. Elle se déroule en plein hiver en Angleterre. C’est sinistre. Vraiment sinistre. Il n’y a rien de “joli”. Mais pour une raison quelconque, je me suis dit : si j’y arrive, c’est une vraie étape pour moi, en tant que coureur, en tant que personne, en tant que quelqu’un qui veut accomplir l’impossible. Je crois que ça fait partie de ce qui me fait vibrer : je veux faire des choses que je ne pensais pas possibles. J’ai adoré ça. Ça te ramène à faire partie de la nature, mais aussi à être comme un enfant qui va dans les bois, se perd et continue. Alors que je suis un adulte avec des responsabilités. Je crois que c’est pareil pour tous ceux qui le font : tu emballes ton matos, tu as tout pour survivre, et tu pars voir. Tu ne sais pas ce qui va arriver. Un faux pas et ta course est finie, ou bien… ? Tout est possible. L’inconnu. Il y a tant de choses routinières dans le monde moderne. Tout est disponible, surtout en Occident. On est si libres, si chanceux. J’aime faire ça parce que ça me donne l’impression de faire quelque chose qui n’est pas contrôlé. »

En ultra, comme en tournée, tu dois y aller sans tout cramer d’emblée
« Je n’écoute jamais de musique en courant, mais parfois j’ai des idées qui me viennent. Il m’est arrivé de m’arrêter pour les noter sur mon téléphone. Mais c’est parfois pénible : je cours bien, des paroles me viennent, j’essaie de les dicter en courant et ça ne sort pas. Je dois m’arrêter, taper ce que j’ai en tête, puis repartir. Mais j’écoute surtout le rythme de mon corps quand je cours. C’est une déconnexion totale de la musique. Je ne pense pas à ce que j’ai fait musicalement, ni à ce que je vais faire. Ça ramène à l’idée de libération et de thérapie naturelle. C’est comme parler à un psy qui n’est pas là. Tout sort de quelque part dans mon cerveau. (…) Entre l’ultra et mes tournées, il y a un parallèle. Quand tu tournes, si tu fais 35 dates, ce qui est énorme, c’est deux mois, 35 shows. Mon max a été 47, c’est totalement comme un ultra. Tu t’entraînes pour ça. Mais tu dois y aller sans tout cramer d’emblée. Les premiers shows d’une tournée, tu ajustes encore. Il faut du temps pour que ça se cale. C’est pareil en ultra : tu démarres tranquille, ça viendra par vagues. Une tournée, tu montes et descends émotionnellement. Tu traverses des passages durs, d’autres très émouvants. En ultra, passé 40–50 miles, je pense à mes enfants et, pendant quelques minutes, je me sens très ému, puis ça s’estompe. En tournée, dans une chambre d’hôtel un jour off, parfois tu fonds en larmes cinq minutes, puis tu es OK. Tu vois quelque chose, tu parles à tes enfants, tu raccroches et tu es ému. C’est très similaire. Je pense que c’est une question de temps à part. Même si tu es avec tout le monde, en tant que chanteur, tu fais sortir beaucoup d’émotions. Beaucoup de souvenirs. C’est du temps, et tu dois gérer ton allure et réfléchir à comment tu vas tenir.
Mais sur scène comme sur les sentiers, je me vois continuer. Autant que je pourrai. Je veux être de ces vieux types programmés sur un festival dont on dit : “C’est qui ces vieux ? Eh ! faut les voir, ils sont géniaux !” »
Article publié le 12 novembre 2025, mis à jour le 16 décembre 2025.
Photo d'en-tête : Alexis Berg- Thèmes :
- Films
- Ultra Trail