K2 1954

70 ans de l’ascension du K2 : comment l’Italie a pris sa revanche sur les Français, les Anglais et les Allemands

  • 29 juillet 2024
  • 6 minutes

Le 31 juillet 1954 à 18 heures, une cordée italienne atteint pour la première fois le K2, deuxième plus haut sommet de la terre par la taille (8611 m), mais assurément le premier par la difficulté. Depuis plus d’un siècle, ce sommet démesurés déclenche des passions folles. À l’occasion de ce 70e anniversaire, Charlie buffet et les éditions Guérin Paulsen reviennent sur sept histoires qui se sont déroulées au fil des époques, racontées à travers un même prisme : la folie à la démesure de la montagne, cocktail de terreur et de désir d’ambition et de mensonges. Un petit ouvrage passionnant, dans lequel on croise Crowley l’occultiste, Wiessner, Profit et Beghin, Lafaille et Kammerlander. Mais aussi bien sûr Bonatti, face à Compagnoni et Lacedelli, les deux héros glorifiés par la version officielle d’une expédition controversée qui fera couler beaucoup d’encre. C’est le déroulé de leur incroyable ascension que nous raconte ici Charlie buffet dans cet extrait de son ouvrage.

« The conquest of K2 », un film de 49 minutes d’Alessandro Varchetta, Version intégrale en accès libre. À voir également, mais en VOD, le film de l’expédition : « ITALIA K2 », de Marcello Baldi. À sa sortie en 1955, ce documentaire de 91 minutes remportera un succès colossal : 53 copie circulent.

« La montagne des Italiens »


Extraits choisis du chapitre 3 de « La folie du K2 », de Charlie Buffet.

« En cette année 1953, tandis que l’Everest tombe aux mains de la Couronne britannique et que les Américains échouent pour la deuxième fois au K2, Ardito Desio (géologue, passionné d’exploration, membre de l’expédition de 1929 du Duc de Spolète du glacier, ndlr), soutenu personnellement par le Premier ministre De Gasperi, pressent, à 56 ans, que la réalisation de son rêve tricolore est à sa portée. Et c’est peu de dire que l’Italie est derrière ce petit homme cassant que ses compagnons, au camp de base, surnommeront le « Ducetto ».

Dans le Corriere della Sera du 6 octobre 1953, Dino Buzzati accorde son « investiture morale pour l’assaut à l’Himalaya », ce « monde terrible et sauvage où il y a de la gloire disponible pour tous ». « Aujourd’hui, poursuit l’écrivain alpiniste, ce sont les Français à l’Annapurna ou au Fitzroy, les Anglais à l’Everest, les Allemands au Nanga Parbat qui font parler d’eux. Maintenant c’est à notre tour, nous les Italiens. »

À l’automne, le Premier ministre pakistanais, Mohammed Ali, écrit à son homologue De Gasperi pour lui annoncer que le permis pour le K2 est accordé. Pendant l’hiver, Ardito Desio, autoritaire et fin politique, organise son expédition tambour battant. « Dans son projet d’expédition, rédigé pour la dernière fois mi-décembre 1953, Desio prévoyait une organisation militaire, une discipline absolue et un dévouement complet jusqu’à la mort », écrit Marcel Kurz dans sa Chronique himalayenne.

Desio réunit la centaine de millions de lires nécessaires, écarte Riccardo Cassin, qu’on lui avait adjoint comme chef des alpinistes, sélectionne une cinquantaine de grimpeurs et, après une batterie d’examens médicaux, en retient onze, les envoie s’endurcir et tester leur équipement par – 25 °C sur les pentes du Cervin et du mont Rose.

En 1938 et 1953, l’Américain Charles Houston avait organisé ses expéditions en alpiniste, avec une sobriété de moyens qui le fait aujourd’hui apparaître comme un précurseur. Desio, lui, mène croisade et ne laisse rien au hasard. Si le chargement n’est pas héliporté jusqu’au pied de la montagne, ce n’est pas faute d’y avoir pensé. Seulement, les appareils de l’époque ne sont pas encore prêts pour ça.

Fin avril, les 13 tonnes de matériel sont à Rawalpindi. Fin mai, grâce au travail de 700 porteurs, l’expédition est à pied d’œuvre au camp de base, où s’empilent quelque 200 cylindres d’oxygène, des caisses de vivres, des rangées de chaussures de montagne fourrées d’opossum, de bottes en peau de renne. Les premiers camps d’altitude sont installés, un treuil permet d’approvisionner directement le camp III. Le 21 juin, la mécanique se grippe : à 6 100 mètres d’altitude, bloqué au camp II par le mauvais temps, Mario Puchoz meurt d’un œdème pulmonaire. Il est enterré le 26 juin au pied du mémorial Gilkey, érigé l’année précédente par les Américains, où plusieurs dizaines de plaques hétéroclites s’accumulent aujourd’hui.

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L’expédition vacille mais ne plie pas bagage. La noria des alpinistes reprend. Fin juillet, huit camps d’altitude s’égrènent sur l’éperon des Abruzzes, grand comme dix tours Eiffel. C’est dans le plus haut d’entre eux, le camp VIII, à 7 627 mètres d’altitude, que l’on retrouve les protagonistes du dernier acte, au soir du 29 juillet : Pino Gallotti, qui, la veille, s’est sorti par miracle d’une chute de 50 mètres ; Achille Compagnoni, le protégé de Desio, qu’un ordre du jour secret désigne comme leader de la cordée d’assaut ; Lino Lacedelli, un colosse ; et Walter Bonatti, le benjamin de l’expédition qui vient de fêter ses 24 ans et s’impose déjà comme l’un des meilleurs alpinistes du monde. Compagnoni et Lacedelli ont vécu une journée épuisante, ils n’ont gagné que 100 mètres et sont redescendus sans avoir pu installer le camp IX. Les alpinistes sont usés par un mois passé en altitude, mais le sommet du K2, mille mètres au-dessus, semble désormais tout proche. Pour qu’un assaut soit possible le surlendemain, il manque cependant l’ingrédient clé : l’oxygène. Six cylindres, soit deux fardeaux de 19 kg chacun, abandonnés quelque 200 mètres plus bas. La stratégie suivante est donc arrêtée : Bonatti et Gallotti descendront chercher l’oxygène et le porteront jusqu’au camp IX. Lacedelli et Compagnoni établiront ce camp plus bas que prévu pour que les « porteurs d’oxygène » aient une chance d’y arriver.

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Le 30 juillet, les choses se déroulent d’abord selon le plan arrêté. Redescendu tôt le matin, Bonatti est rejoint par Erich Abram et par Mahdi, le plus costaud des porteurs hunza. Se relayant, les trois hommes progressent avec leur fardeau vers la cordée de tête. Ce qui arrive alors est devenu l’enjeu d’une telle bataille qu’il est difficile de la raconter de façon « neutre ». Essayons cependant.

Vers six heures du soir, Abram, sentant ses pieds geler, fait demi-tour. La nuit tombe, Bonatti et Mahdi ne parviennent pas à rejoindre le camp IX, à 8 100 mètres d’altitude. Sans aucun équipement, ils sont contraints à un terrible bivouac auquel ils survivent malgré tout, au prix de graves gelures aux pieds et aux mains pour Mahdi.

Au matin, Lacedelli et Compagnoni trouvent les bouteilles d’oxygène. Au terme d’une journée historique, ils arrivent au sommet peu avant les der- niers rayons du soleil, le 31 juillet 1954 à 18 heures. Le lendemain, les compagnons restés au camp VIII ne seront pas de trop pour aider à redescendre les deux conquérants, épuisés. Compagnoni, gelé aux mains, sera amputé de plusieurs phalanges.

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Transmise par radio, la nouvelle de la « conquête » enflamme l’Italie. Avec un art consommé du suspense, Desio a tenu secret le nom de la cordée victorieuse, mais dès le 4 août, dans le Corriere, Buzzati, d’ordinaire peu enclin au lyrisme, imagine leur « extase merveilleuse, due à la conscience d’avoir bien mérité de la patrie », « cette soudaine paix intérieure après tant de tension et tant d’angoisses, et le souvenir de leur maison lointaine, et, attaché au piolet, le petit drapeau tricolore qui flotte enfin ! ».

« Ils ont vaincu, poursuit Buzzati. Cela faisait des années que les Italiens n’avaient pas appris une nouvelle aussi exaltante. Jusqu’à ceux qui avaient oublié ce qu’est l’amour du pays ont ressenti quelque chose dont nous avions perdu l’habitude, un choc, une palpitation, une satisfaction pure et désintéressée. »

Avant de comprendre certains silences, et le parfum de tabou qui flotte, aujourd’hui encore, autour de ce mythe national, il faut prendre la mesure de l’enthousiasme, du délire qui submerge l’Italie pendant plusieurs mois. Oubliés le calcio et le vélo, la défaite, la honte du fascisme, l’humiliante dette envers l’armée américaine qui libère ou occupe (rappelez-vous La Peau, le mépris pour Naples et ses putains, « Shut up Malaparte »). Au K2, l’Italie pouilleuse a pris sa revanche sur l’Amérique. L’Italie se retrouve autour de la cordée victorieuse. Lorsque l’expédition débarque à Gênes, en septembre, une foule de 40 000 personnes est massée sur les quais. Compagnoni et Lacedelli, dont le nom est solennellement dévoilé à l’hiver, sont reçus par le pape, le président de la République. Italia K2, le film de l’expédition, remporte un succès colossal, 53 copies circulent…

La photo du sommet devient une icône. Il faut la regarder de près. Lacedelli, à gauche, la silhouette bizarrement déhanchée (ayant enlevé ses gants pour prendre une photo, il a glissé ses mains dans ses poches), et Compagnoni s’y font face, réunis par un montage. À leurs pieds, à côté du fameux fanion tricolore, qui flotte sur le piolet, est posé un appareil à oxygène. Les deux héros disent avoir effectué les deux dernières heures d’ascension sans oxygène, depuis 8 400 mètres d’altitude, mais sans se débarrasser du fardeau des bouteilles, histoire de laisser au sommet une preuve de leur passage. Dans la vague d’enthousiasme de l’époque, c’est un exploit de plus. Son incohérence ne choque personne.

Et pourtant, c’est une faille décisive, une tricherie contre laquelle une seule voix s’élèvera, celle de Walter Bonatti. Car, dit aujourd’hui le grand alpiniste, ‘ derrière ce faux historique, il y a un homicide raté ‘. »

La folie du K2 C. Buffet

La Folie du K2

Charlie Buffet. Éditions Guérin.

12€50

Photo d'en-tête : Éditions Guérin / Wikipedia