Alpiniste prolifique à la fin du XIXᵉ siècle, Lizzie Le Blond est aussi l’une des premières femmes à photographier et filmer la montagne. Dès les années 1880, l’Irlandaise documente ses ascensions, expose ses clichés à Londres et tourne certains des tout premiers films alpins. Un héritage visuel longtemps relégué au second plan, aujourd’hui remis en lumière par le documentaire de Sophie Chaffaut, L’Ascension de Lizzie Le Blond, disponible en accès libre.
À la fin du XIXᵉ siècle, quand on affirme sans sourciller qu’une femme n’a rien à faire dans les montagnes, Elizabeth Lizzie Le Blond répond par une ascension après l’autre, gravissant non seulement des sommets mais aussi les barrières sociales de son époque. Pas simplement pour la performance mais aussi pour changer la façon dont la montagne est vécue, racontée, photographiée et, finalement, pensée. Une pionnière qui a conjugué aventure, image et émancipation bien avant que ces mots ne fassent partie du vocabulaire sportif.
A Chamonix pour ses poumons, elle découvre l’alpinisme
Issue de la haute société irlandaise, Elizabeth Hawkins-Whitshed naît en 1860 à Greystones, dans le comté de Wicklow. Après une enfance libre – elle feint parfois d’être souffrante pour fuir les cours et jouer dans le jardin – elle entre dans la société londonienne, épouse un officier de l’armée et a un fils. Mais dès ses débuts dans la vie mondaine, quelque chose la pousse ailleurs.
La jeune femme souffre de problèmes respiratoires chroniques. Les médecins lui prescrivent « l’air pur des montagnes ». En 1881, à 21 ans, elle part donc pour Chamonix pour retrouver la santé… et change à jamais. Ce qui devait être un séjour thérapeutique devient une passion dévorante : elle gravit le mont Blanc deux fois l’été 1882 et passe les deux décennies suivantes à arpenter l’Europe alpine, son terrain de jeu préféré. Malgré une santé fragile, elle affiche une détermination obstinée pour aller au-delà des limites : les siennes et celles qu’imposent les normes de son époque aux femmes.
Au tournant des XIXᵉ et XXᵉ siècles, l’Irlandaise devient une alpiniste accomplie. Durant ses vingt années d’activité dans les Alpes et dans l’Arctique norvégien, elle accumule plus de 100 ascensions, dont au moins 20 premières, sommets ou itinéraires jamais gravis auparavant. Parmi ces ouvertures figure par exemple une traversée inédite dans la chaîne de la Bernina, entre Suisse et Italie, avec passage au sommet du Pic Palü (3 901 mètres) en prime.
Ces ascensions se déroulent souvent dans des conditions extrêmes, neige profonde, vent violent et visibilité réduite, dans un contexte où l’équipement technique est encore balbutiant. Dans certaines de ses expéditions, son troisième mari avec qui elle se lie en 1900, Francis Bernard Aubrey Le Blond, la suit. D’où son surnom de Lizzie Le Blond.
Elle enfile un pantalon dès qu’elle est hors de vue
Ce qui distingue Lizzie, ce n’est pas seulement son palmarès, mais la manière dont elle affronte la montagne et la société. « J’ai une énorme dette de reconnaissance envers les montagnes, qui m’ont permis de briser les chaînes des conventions, mais j’ai dû me battre pour ma liberté », écrit-elle. « Ma mère a dû faire face à l’adversité lorsque ma grand-tante, Lady Bentinck, lui a envoyé un SOS paniqué : ‘ Il faut l’empêcher d’escalader les montagnes ! Elle scandalise le Tout-Londres, on dirait un Peau-Rouge ! ‘», Elle grimpe en hiver, parfois avec des guides, parfois sans, une audace rare à cette époque. Quant à ses habits mondains, longues jupes et chapeaux, ils sont uniquement choisis pour éviter le scandale dans le cercle victorien. Une fois hors de vue, elle se change et enfile un pantalon, bien plus pratique pour atteindre les cimes.
Mais l’Irlandaise ne se contente pas d’exceller en alpinisme. Elle documente ses ascensions et expéditions. Très tôt, elle emporte un appareil photo, bien avant que les équipements ne soient facilement transportables ou résistants au froid. Elle apprend à développer ses propres plaques au camp de base, capture des lumières, glaciers et parois avec une grande maîtrise technique. Elle expose même ses travaux à la Photographic Society of Great Britain dès 1886, devenue depuis la Royal Photographic Society.
Ses images ne sont pas des cartes postales mais bien des récits visuels, où la lumière glacée, le vent sculptant la neige et les lignes des arêtes racontent une expérience humaine intense. Ses photographies illustrent ses livres et sont vendues au profit d’œuvres de charité, offertes en prix ou diffusées dans des conférences. La plupart de ses clichés, ainsi que bon nombre de documents lui ayant appartenu, se trouvent désormais au Martin and Osa Johnson Safari Museum, aux États-Unis. Ils étaient tombés dans l’oubli, ont été récupérés par un collectionneur par hasard et se retrouvent donc, par un concours de circonstances, outre-Atlantique.
Des photos, mais aussi du cinéma
Lizzie Le Blond ne s’arrête pas là. Elle s’intéresse très tôt au cinéma naissant, tournant au moins dix films autour de 1900 dans la vallée de l’Engadine, en Suisse, montrant des compétitions de bobsleigh, du hockey sur glace à Saint-Moritz ou encore des courses de toboggan. Ces courts-métrages, présentés dans des salles britanniques au tournant du siècle, font d’elle l’une des toutes premières femmes cinéastes de montagne au monde.
On lui doit donc de riches archives photographiques et films, mais aussi des livres. Elle est l’auteure d’au moins sept ouvrages de montagne, à commencer par The High Alps in Winter en 1883, une histoire mêlant récit d’aventure et réflexion personnelle. Elle écrit autant pour partager ses ascensions que pour légitimer l’expérience féminine en haute montagne, une démarche militante avant l’heure. En 1907, elle cofonde aussi le Ladies’ Alpine Club à Londres et en devient la première présidente, créant ainsi un espace dédié aux femmes grimpeuses.
Plus tard, après avoir ralenti ses ascensions, Lizzie ne se retire pas dans l’oubli. Pendant la Première Guerre mondiale, elle travaille comme infirmière bénévole en France, se distinguant par son engagement social, elle sera décorée de la Légion d’honneur pour son dévouement.
Elle meurt le 27 juillet 1934, à 74 ans, laissant derrière elle non seulement un palmarès de sommets et d’images mais surtout un héritage de liberté.
Malgré son héritage extraordinaire – écrits, photos, films, ascensions et contribution à l’accès des femmes à l’alpinisme – le nom de Lizzie Le Blond a pourtant failli tomber dans l’oubli. Son histoire est à redécouvrir dans le documentaire « L’Ascension de Lizzie Le Blond » réalisé par Sophie Chaffaut, disponible sur YouTube. Ce film, mêlant archives restaurées, voix de Lizzie et témoignages contemporains, ne célèbre pas seulement une alpiniste quasiment oubliée, il rappelle combien les sommets ont été façonnés par des femmes qui n’ont jamais demandé la permission de s’y aventurer.
Photo d'en-tête : Sophie Chaffaut