Le projet était un peu fou : grimper avec son violoncelle jusqu’au Gendarme des Cosmiques, à 3 750 mètres, proche de l’Aiguille du Midi, et y enregistrer le premier prélude des suites de Bach, perché sur ce monolithe de granite de 60 mètres. Mais pour Arthur Poindefert, 22 ans, « musicien né », grimpeur de haut niveau et aspirant guide, cela faisait sens. Au final : une double performance. L’ascension au premier essai de Digital Crack, la voie d’escalade la plus haute d’Europe dans ce niveau de difficulté (8a). Et une parenthèse artistique d’une intense poésie qui n’est pas sans rappeler bien sûr celle de son mentor, le violoncelliste Maurice Baquet, partenaire de cordée de Gaston Rébuffat. Un moment hors du temps merveilleusement retranscrit dans le film qu’il en a tiré, « À travers les cordes », à découvrir en libre accès.
On pourrait s’arrêter au CV d’Arthur Poindefert et n’y voir qu’un chasseur de performances. Mais ce serait terriblement réducteur. À 22 ans, ce « musicien né », [père chef d’orchestre et directeur de conservatoire de musique à Paris, mère violoniste dans l’orchestre de Radio France], aurait pu suivre les traces de ses parents. Ses études de piano et de violoncelle au conservatoire, couronnées par des victoires à des concours nationaux l’y conduisaient tout droit. Mais c’est une autre voie qu’il a suivie à l’adolescence. Car s’il a grandi en région parisienne, il a aussi de la famille à Chamonix. C’est là qu’il va découvrir la montagne – premier mont Blanc à 12 ans – et l’escalade. Vice-champion de France de bloc à 16 ans, il est aussi super finaliste de Ninja Warrior à 19 ans. Mais pour ce skieur extrême et ce grimpeur qui monte dans le 8c, 9a, l’évidence, c’est la formation de guide de haute montagne, qu’il intègre à 20 ans. Aujourd’hui membre du Groupe Excellence d’Alpinisme National de la FFCAM, il poursuit la compétition, mais, encouragé par ses parents, il n’oublie pas ses premières amours.
« J’ai toujours voulu concilier ces deux passions [alpinisme et musique]. Un projet comme ça, ça m’animait énormément parce que le fait de pouvoir venir en haute montagne avec mon violoncelle, grimper et faire de l’escalade de haut niveau, c’est vraiment concilier une passion que j’ai commencé il y a très longtemps avec un projet professionnel aussi abouti. ‘Arthur, va jouer de la musique en montagne, ce serait un beau projet !’ Cette phrase, mes parents me l’ont souvent répétée », raconte Arthur Poindefert. « Mais jusqu’à récemment, je n’avais jamais osé franchir le pas », « En arrivant à Chamonix depuis Paris pour le lycée, je voulais d’abord me forger une base solide en alpinisme, faire mes armes discrètement avant de m’aventurer dans des projets plus atypiques.
Et puis, il y a un an, j’ai senti que c’était le bon moment », poursuit-il. « J’avais trouvé l’endroit parfait : une voie mythique perchée sur l’arête des Cosmiques, haut lieu de l’escalade chamoniarde, idéale pour mêler mes deux passions — la grimpe en haute altitude et le violoncelle. De là est né un projet un peu fou : « À travers les cordes ».
L’idée ? Réaliser Digital Crack (l’un des plus hauts 8a d’Europe) au premier essai… puis enchaîner avec une performance musicale au sommet. Autour de moi, deux amis de confiance : Jean Rouaux, compagnon de cordée et grimpeur lui aussi, et Noa Barrau, chargé de capturer l’aventure en images.
Depuis le sommet de l’Aiguille du Midi, nous avons descendu l’arête des Cosmiques, avec un long rappel pour atteindre le pied du gendarme. Le portage fut dingue : entre le matériel d’alpinisme, l’équipement de bivouac et… un violoncelle [70 kg au total] , chaque mètre comptait. Il nous a fallu des heures pour tout acheminer. Restait ensuite à grimper par l’arrière du monolithe, sur une voie cotée 6b, violoncelle sur le dos. Une ascension à la fois absurde et magique. Une fois l’instrument hissé au sommet, le projet pouvait commencer.
Premier essai dans Digital Crack, un des piliers de l’escalade en altitude, l’un des premiers 8a et aussi le plus haut d’Europe, presque à 4 000 mètres d’altitude. Le crux me demande un effort intense. L’altitude se fait sentir, mes jambes tremblent, et la technicité me pousse dans mes retranchements.
Cette voie très chamoniarde se découpe en trois grandes sections : une première partie assez simple (6c) mène à une plateforme, où les choses sérieuses commencent. S’ensuit une section ultra-intense, d’une dizaine de mouvements sur micro-réglettes et pieds quasi inexistants — le cœur de la voie, un passage complexe où plusieurs méthodes coexistent. La dernière partie est une envolée spectaculaire, moins physique mais tout aussi exigeante, qui me pousse dans mes limites mentales et physiques. Sous les encouragements d’alpinistes croisant sur le glacier, je parviens à clipper le relais. Victoire.
Reste la deuxième partie du projet : la musique. Mes mains, coupées par le rocher, sont gelées. Le vent se lève, la fatigue est bien présente. Mais pas question de reculer. Je joue le morceau prévu. Noa capture l’instant, réalise quelques prises supplémentaires pour la vidéo, et nous pensons que tout est dans la boîte. La nuit tombe. Nous montons la tente, confiants, soulagés… jusqu’à 3 heures du matin. Un orage éclate. Le tonnerre nous tire du sommeil. Pas de doute : il faut partir.
Ayant déjà vécu une descente d’anthologie sous la foudre aux Grandes Jorasses, je n’ai aucune envie de revivre ça. On prend l’essentiel — le violoncelle, bien sûr — et on remonte en urgence à l’Aiguille du Midi, dans la neige, sous les grondements. Trempés mais indemnes, nous atteignons le refuge du téléphérique. Le reste du matériel, lui, reste sur place. Ce n’est que quelques jours plus tard, avec le retour du beau temps, que nous sommes redescendus récupérer la tente, les sacs, les drones et tout ce que nous avions dû abandonner. Tout était là. Intact.
Une aventure unique, sportive, artistique, et résolument montagnarde.
Un moment suspendu, entre granite, cordes d’escalade et cordes de violoncelle, que je ne suis pas près d’oublier » dit-il. Car jouer du violoncelle à haute altitude est un vrai défi. En termes de vent, de froid, d’enregistrement, ça n’a vraiment pas été facile. Et puis en tant que grimpeur, c’est vrai qu’on a des soucis de peau qui sont vraiment handicapants si on veut jouer de l’instrument. Parce que sur le violoncelle, je joue en pressant des cordes et ça peut rendre vraiment la réalisation d’une partition vraiment très compliquée. Donc le défi, c’était vraiment de réaliser une voie dans le 8ème degré à 4 000 mètres d’altitude et d’enchaîner avec une suite de Bach au violoncelle en étant capable de jouer l’œuvre le mieux possible ».
Le choix de l’instrument ne relève pas du hasard : « le violoncelle, c’est l’instrument qui est le plus proche de la voix de l’homme. Son son n’est pas aussi aigu que celui du violon et pas aussi grave que celui de la contrebasse. C’est un instrument qui a une certaine rondeur dans le son et qui a une tonalité, on va dire, qui est très agréable, en tout cas pour nous, les humains ». Pas de hasard non plus quant au choix de l’œuvre : « les suites de Bach me paraissaient parfaites. C’est quelque chose qui parle à beaucoup de gens. Qui me parle beaucoup, je les ai énormément travaillées, et qui se joue en violoncelle solo. J’ai hésité avec des pièces de Schubert notamment. Mais en fait, c’était quand même une évidence pour moi : les suites de Bach étaient la meilleure option là-haut ».
Au final, un moment « vraiment magique », dit-il, qui s’est déroulé sous les yeux des ses copains guides qui traversaient en dessous, qui travaillaient sous les Cosmiques. « Des connaissances m’encourageaient, notamment sur le glacier. Donc ça a vraiment été un moment de partage ».
C’est aussi un « joli clin d’œil à Maurice Baquet qui, encordé aux côtés de Gaston Rébuffat, jouait déjà de la musique là-haut — notamment au sommet du mont Blanc dans les années 50-60 ! , à quelques centaines de mètres du sommet où j’ai joué », poursuit-il. « Je pense que c’était chouette de lui rendre hommage. Parce que c’est quelqu’un qui compte, en tout cas, pour moi, dans la vision que j’ai de l’alpinisme, disons alpin, et de la musique ».
Côté alpinisme justement, ses grands mentors sont Leo Billon ou Charles Dubouloz, « des alpinistes de renom et très humains qui remplissent toutes les qualités, des alpinistes très complets. Sans parler bien sûr de Walter Bonatti et de René Desmaison, des noms qui m’ont fait découvrir l’alpinisme à travers leurs bouquins et qui m’ont fait rêver dès le plus jeune âge. Des noms qui résonnent encore en moi et pour un bon moment, je pense ».
De là à reconduire une nouvelle performance artistique en altitude ? « J’aimerais beaucoup. Mais je ne veux pas me précipiter pour en faire plein à la pelle. Dans le sens où je veux qu’il y ait toujours du sens derrière. Et que l’endroit et que le projet soient vraiment aboutis, pour que ça parle aux gens et que surout, ça me parle à moi. Donc, je vais prendre le temps d’y penser ».
Photo d'en-tête : Noa Barrau