Paul Erling Johnson est une légende dans le monde de la mer. Un aventurier, un poète, un peintre aussi, un vrai personnage comme on en croisait encore pas mal dans les ports dans les années 70-80. Un « designer de yachts iconoclaste » dit aussi de lui la Royal Gazette des Bermudes à sa mort le 28 juin 2021. Le Britannique avait alors 83 ans et n’était plus que l’ombre de lui-même, rongé par l’alcool et l’âge. Mais trois ans plus tôt, la réalisatrice slovaque Lucia Kašová avait su capter l’essence de cet homme entier, qui jamais n’avait renoncé à ses principes et toujours vécu en homme libre. Mais à quel prix ? Argent, notoriété, famille, santé, il a tout sabordé, comprend-on dans ce beau documentaire de 1h18 un peu douloureux mais qui interroge sur nos choix de vie et leurs conséquences.
« J’ai commencé à penser à ce film il y a une dizaine d’années », raconte la réalisatrice Lucia Kašová dans le making off de « The Sailor « ( Le marin, ndlr), son premier long métrage qu’elle a consacré à Paul Erling Johnson aux derniers jours de sa vie à Paradise Beach sur l’isle de Carriacou, dans les CaraÏbes. « J’avais traversé l’Atlantique et rencontré dans les ports toute une population hors normes, des gens qui se nomment eux-mêmes « les gitans de la mer ». Installés sur des bateaux en piteux état, ils ne revendiquent pour seul port d’attache que l’océan. J’ai passé du temps avec eux et me suis liée d’amitié avec certains. Au point de me demander ce qu’il adviendrait d’eux s’ils devaient renoncer à ce mode de vie marginal. C’est vrai pour beaucoup de professions mais sans doute plus encore pour les marins.
Que devenez-vous quand vous avez consacré toute votre vie à votre passion et que, soudain, vous manquez d’énergie et que vous ne pouvez plus le faire. Ce qui se passe ensuite, c’est ce dont parle le film. Ou plus précisément, la relation entre la liberté et l’égoïsme. Notre film tente de trouver une réponse à la question de savoir quelles décisions dans nos vies sont vraiment libres et lesquelles sont foncièrement égoïstes. Et où se situent les limites entre les deux. »
« N’ayez jamais peur de vous faire peur ! »
Pendant quelques semaines seulement, l’état de santé de Paul Erling Johnson, alors âgé de 80 ans, déclinant rapidement sous leurs yeux, Lucia Kašová et son équipe, vont suivre le quotidien d’un homme usé par l’alcool, qui a brûlé la vie par tous les bouts. Douloureux parfois que de le voir diminué physiquement, et terriblement seul à bord de son dernier bateau, Cherub. Et l’on a du mal à croire que ce vieillard solitaire a un jour incarné la joie pure et une certaine forme d’insouciance. Un homme dont le mantra se résumait ainsi : « N’ayez jamais peur de vous faire peur ! ».
Une ligne de conduite que toute sa vie il aura suivie. En commençant très tôt. Né en 1938 dans un bateau sur la rivière Hamble en Angleterre, ses parents sont bourlingueurs. Pas étonnant qu’après un bref passage par la Royal Navy aux îles Shetland, il prenne la mer à bord d’un canot pneumatique de 18 pieds (5,5m) construit en 1895. Il finira par passer une grande partie de sa vie dans les Caraïbes. L’océan restera son univers. Le début d’innombrables transatlantiques.
« Le gros temps ne me dérange pas, on se sent vivant »
Très doué pour la construction navale, il se forge ainsi une grosse réputation dans les années 70, via sa société, Venus Yachts. Des bateaux « à l’ancienne », inspirés d’un ancien modèle norvégien. Des modèles qu’on s’arrache encore dans le Bermudes, tant ils sont performants et uniques. Mais il n’en tire pas fortune. Paul Erling Johnson n’a jamais eu d’argent. Conteur hors pair, il ne manque pas d’amis dans les ports. Ni de compagnes. Plusieurs unions, trois enfants – un fils, Magnus Johnson, aux Açores ; une fille, Eliala Salvadori, à Amsterdam, et un autre fils, Merlin Johnson, en Floride. Mais aussi beaucoup de rhum. Il aurait même été enterré avec une bouteille, laisse entendre la rumeur. Sa deuxième passion après la mer dont au soir de sa vie il paye le prix. Le corps usé, à l’image du dernier bateau dans lequel il vécut jusqu’à sa mort, le marin a été chahuté par la vie. Mais par choix. « Le gros temps ne me dérange pas », disait-il. : « Ni moi, ni mes bateaux. En fait, j’aime bien avoir peur. On se sent vivant ».
Photo d'en-tête : Toxpro