Atoll isolé dans le Pacifique, Palmerston est habité par les descendants très consanguins d’un Anglais voyageur. 35 personnes qui mènent une vie hors du commun en plein paradis et qui menace de disparaître avec le changement climatique. Outside est allé à leur rencontre avant qu’il ne soit trop tard.
Cela fait cinq jours que notre sloop – et nous par la même occasion – essuie un temps de chien. Nos 11,5 mètres atteignent enfin Palmerston un matin de septembre, à l’aube. Nous sommes à 320 km de la terre la plus proche. Nous n’avons pas croisé une seule âme depuis notre départ de Bora Bora, à quelque 1 300 km de là.
Nous approchons la barrière de corail qui encercle l’atoll. Un skiff en aluminium, propulsé par un moteur de hors-bord, vient à nous. Ils sont trois à bord, la cinquantaine. À la barre, un type costaud arborant un tee-shirt orange siglé Budweiser et un short violet taille XS. Il nous aide à nous amarrer à une bouée et se présente : Edward Marsters, moustache poivre et sel, chef de la police.
Ed et son frère, Goodley Marsters, inspecteur agricole de Palmerston, restent à bord de leur canot et le tiennent à distance de la coque en carbone du Serena. L’agent des douanes monte sur notre pont. Le voyant plier un genou avec précaution, Ed émet à sa place un petit son de douleur : « Trop de judo », explique-t-il.
Arthur a le pied marin. Il est l’enfant d’une îlienne et de Tom Neale, un Néo-Zélandais (à présent décédé) connu pour avoir séjourné en ermite sur l’île de Suwarrow, un peu au nord d’ici. Il s’assoit sur le bateau, jambes croisées et veille à ce que nos papiers ne s’envolent pas tandis qu’il remplit les demandes d’immigration.
Point culminant de l’île : 6 mètres
Le petit passage ouvert dans le récif est impraticable pour les voiliers. Nous sommes donc invités à bord du skiff pour rejoindre l’île. On me tend un gilet de sauvetage pour que je reste au sec durant la courte traversée sur une mer agitée, écumant au-dessus de gros rochers. Ed se repère grâce à de longs bâton plantés stratégiquement sur le trajet. Mon petit doigt me dit qu’ils sont là juste pour la forme, ces hommes savent certainement naviguer les eaux de Palmerston les yeux fermés. Ça souffle fort, mais Ed ne s’en arrête pas moins pour rouler une cigarette.
Je me retourne et observe le Serena qui se balance sur les flots. Nous nous renseignons sur les vents : quand passent-ils à l’ouest ? (Une catastrophe éventuelle car nos seules amarres sont sur la face occidentale du récif). « Quand ils passent à l’ouest », répond Ed laconiquement. Ici, quand un cyclone arrive, on s’arrime à un cocotier sur Refuge Hill – le point culminant de l’île, à six mètres d’altitude – et on attend.
Une fois en sécurité dans le lagon, nous descendons du bateau. Une eau chaude et limpide nous caresse les chevilles. Ed s’engage sur le sable, nous lui emboîtons le pas, en évitant des morceaux de corail échoués. La maison de son frère est juste derrière les arbres.
À près de 3 200 km au nord-est de la Nouvelle-Zélande, Palmerston est à 800 km de la capitale des îles Cook, Rarotonga. Dans l’atoll, pas d’aérodrome. Aucune traversée n’est proposée non plus. Mais une fois sur place (d’une manière ou d’une autre), on est accueilli à bras ouverts. Et logé, souvent en échange de matériel nautique ou de cordages. La plupart des plaisanciers n’y marquent pas l’arrêt : aucun approvisionnement n’y est possible. Palmerston reçoit cependant plusieurs centaines de visiteurs par an, durant la saison sèche, de mai à octobre. Les guides de voyagent ne lui consacrent généralement qu’un ou deux paragraphes, mais l’histoire de l’île peut remplir bien des pages. Elle est aussi riche que sa beauté sauvage est grande.
23 enfants issus de ses trois femmes
Au début des années 1860, un Anglais sans réel port d’attache, William Masters, débarque sur l’île. Il fait partie d’une grande vague de missionnaires et marchands partis d’Europe pour la Polynésie. Si les îles Cook sont passées sous protectorat britannique en 1888 avant d’être annexées par le colonie de Nouvelle-Zélande en 1900, l’archipel est encore souverain lorsque que William Masters y pose le pied, envoyé là pour son employeur pour lancer une plantation de palmiers et récolter l’huile de coprah, tirée de la pulpe de noix de coco.
William Masters a quitté son Angleterre natale à vingt ans, direction l’Amérique et son or légendaire. Il passe les vingt années qui suivent à sillonner le Pacifique Sud, travaillant aussi bien en tant que menuisier qu’en tant qu’interprète. Il arrive à Palmerston après un arrêt à Penrhyn, un atoll situé dans la partie nord des îles Cook, où il épouse la fille d’un chef local. Elle s’appelle Akakaingaro, il la rebaptisera Sarah. Tous deux partent pour l’île où nous venons d’accoster. Enfin tous trois… William y emmène aussi Tepou, cousine de Sarah – sa deuxième épouse légitime. Il a déjà des enfants sur Penrhyn, ceux d’une certaine Arehata. L’homme ne s’arrête pas là et épouse une troisième Polynésienne, Matavia. De ces unions naîtront 23 enfants. Aujourd’hui sur Palmerston, tout le monde ou presque appartient à l’arbre généalogique de William Masters.
Si la polygamie n’était pas rare dans la culture polynésienne, l’histoire de Palmerston reste cependant unique. Même à Pitcairn, située entre la Polynésie Française et l’île de Pâques, célèbre pour avoir été colonisée par les Révoltés du Bounty en 1790, on compte au moins quatre patronymes différents parmi la cinquantaine d’habitants.
Une gestion avisée des ressources de l’île
William Masters a tout d’un patriarche – ses lointains descendants l’appellent d’ailleurs encore le ″Père″ (Father). Il a instauré des règles matrimoniales et d’autres pratiques progressistes toujours en place à l’heure actuelle, à l’image de la chasse annuelle au phaéton à bec jaune, dans la continuité de la culture ″ra’ui″, un système traditionnel local de conservation et de préservation des ressources naturelles. Le premier samedi du mois de juin, on attrape de quoi remettre à chaque habitant la moitié (précisément) d’un oiseau. La chasse est ensuite interdite le reste de l’année. La préservation de cet oiseau des mers à longue queue est ainsi assurée. William Masters avait ainsi à cœur de protéger à long terme les réserves alimentaires. À juste titre : malgré ses efforts, il est mort de malnutrition à Palmerston en 1899. Un cas loin d’être isolé à l’époque.
Difficile d’imaginer pourquoi il a choisi cette vie insulaire loin de tout et de tous… Jusqu’à ce qu’on arrive à Palmerston. Des cocotiers battus par les vents ourlent des eaux cristallines (celles que vous avez peut-être en fond d’écran à cet instant précis). Un chapelet d’îlots inhabités, les motu, se déroule le long de ce lagon de 11 km au sable d’un blanc étincelant, protégé par l’océan (et de lui) : il garde jalousement cet atoll.
À Palmerston, tout le monde vit sur Home Island, longue de moins de 1,5 km. Les trois principales familles ont conservé leur petit territoire (et leur propre motu). Les descendants d’Akakaingaro, première épouse de William Masters, résident – et c’est un privilège – à l’intérieur des terres.
L’île est à peu près autosuffisante, grâce notamment à la pêche, à un système de récupération de l’eau de pluie et un générateur solaire. L’isolement extrême a toutefois un prix. Les habitants sont ainsi loin de toute structure médicale moderne. Des âmes zélées venues de Nouvelle-Zélande ont tenté d’y construire un aéroport. Non merci, ont répondu les îliens, effrayés par la perspective du tourisme et de la pollution qu’il charrie. Les sirènes du monde extérieur ont toutefois leurs charmes – surtout dans un contexte de bouleversement climatique qui menace fortement des îles comme les Cook. Une piste de décollage pourrait être salvatrice en cas d’urgence.
Protéger l’île ou ses habitants ?
Nous marchons vers une maison qu’abritent cocotiers et acajous. Cochons et poules vont à leur guise sous un auvent vert qui ressemble à s’y méprendre à un vieux parachute, soutenu par un ancien mât de bateau en aluminium. La coque n’est pas loin, échouée près de la plage.
Simon, l’aîné d’Ed, nous attend, machette à la ceinture. Un bon petit ventre nu surplombe le tout. En bas, un maillot de bain bleu marine et très moulant. Ses yeux sont clairs et doux, deux joyaux qui ressortent sur sa peau foncée. La table est mise pour le déjeuner. Nous sommes ses invités.
Terupea, fille adoptive de Simon et aujourd’hui adulte, s’occupe de sa grand-mère de 88 ans, Tuine, à l’intérieur de la maison. La vieille dame y reste clouée dans sa chaise, silencieuse tandis que nous nous installons dehors pour le déjeuner. Nous sommes rejoints par Will, époux de Terupea et maître d’école. C’est un Néo-Zélandais débrouillard, arrivé sur l’île en 2015 pour aider un ami à rénover une autre maison. Il était déjà venu à deux reprises sur Palmerston, alors qu’il se rendait à Suwarrow, inspiré par les aventures de Tom Neale dans les Cook (les mémoires de ce dernier ont été publiés en 1966, donnant une certaine notoriété à son expérience de vie). Le jeune couple s’est marié en 2018 et construit désormais sa propre maison au nord de l’île.
Il fait bon mais la pluie menace. Nous avalons du thé sucré, un curry de poulet accompagné de pommes de terre, petits pois et haricots verts. Les habitants cultivent quelques légumes et féculents (taro, patate douce, pomme de terre) mais les sols sont pauvres. Les arbres fournissent fruits à pain et caramboles. Le gros de la nourriture vient de la mer. Le poisson-perroquet et la carangue noire sont indispensables à la subsistance des habitants. La dernière est d’ailleurs exportée dans tout l’archipel des Cook.
″Nous en avons plus qu’il n’en faut pour subvenir à nos besoins″ confirme Will. Il évoque les poissons d’autres lagons voisins, contaminés par la ciguatoxine et donc impropres à la consommation.
Pour un régime alimentaire varié, les habitants élèvent des cochons et des poules. Plusieurs fois par an, un bateau de réapprovisionnement venu de Rarotonga, une île de 70 km2 et 14 000 habitants située au sud-est de Palmerston, vient livrer du riz, du sucre ou encore de l’agneau néo-zélandais.
Isolés mais pas coupés du monde
Will nous raconte la fois où il a voulu se rendre sur une île voisine, Niue, après plusieurs mois passés sur Palmerston. Depuis son bateau, il voit briller ce qu’il croit être des yeux d’animaux. Il décide de ne pas accoster avant de savoir ce qui l’attend là-bas. Après un court instant, il réalise qu’il s’agit en réalité de voitures. ″Je n’en avais pas vu depuis des lustres, je n’ai pas tout de suite compris !″
S’ils sont isolés, nos hôtes ne sont pas coupés du monde : ils ont le wifi. Les îles Cook sont politiquement liées à la Nouvelle-Zélande et leurs habitants des citoyens du pays. Ils sont libres de s’y rendre quand bon leur semble. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, à l’instar de David, le fils d’Ed, vont y travailler quelques années avant de retourner à Palmerston.
Après les exportations, les emplois gouvernementaux sont la principale source de revenus sur l’île. Les trois chefs de famille et trois députés constituent le Island Concil, qui gouverne Palmerston. Le gouvernement national défraie également Ed pour son activité d’agent de police, par exemple, ou Arthur pour son rôle de douanier.
Je demande à ce dernier, un ″Kiwi″ qui vit sur l’île depuis 10 ans, comment il est venu ici. ″Comme tout le monde, me répond-il. En bateau.″
Pieds nus à la messe
Après le déjeuner, David nous emmène à la découverte de l’île. Des structures décrépites jalonnent sa rue principale. La famille de David est celle de Tepou, la seconde épouse de William Masters. Notre guide de fortune désigne un petit cimetière dans le sable : les pierres sont presque toutes marquées du nom ″Marsters″ (le ″r″ est un ajout phonétique dû à l’accent pour le moins rural du Father, qu’on peut deviner à travers la prononciation de certains mots sur Palmerston.)
Je suis devant la tombe du patriarche. Année de la mort et âge – 78 ans (à plus ou moins 11 ans près, à vrai dire) – suivies d’une épitaphe en maori et d’une autre en anglais : ″Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur″. Un extrait de la Bible.
Le lendemain, nous sommes conviés à 9 heures. Il s’agit d’un temps immanquable sur l’île : celui de la messe. Des 35 habitants de Palmerston, seule une poignée manque. Ed est tout en élégance dans son pantalon gris et sa chemise accordée. Et les chaussures ? Il n’en porte pas.
Les chants s’envolent, en anglais et en maori. La messe protestante dure une heure, après quoi Simon nous invite chez lui pour déguster de l’agneau grillé et de la salade de pomme de terre. Nous nous installons ensuite à l’ombre devant chez Ed, à 30 mètres de là. Le dossier fissuré de l’une des chaises en plastique a été rafistolé avec une chute de contreplaqué.
″C’est le jour du repos″, commente Ed. Dernière nous, une télé passe à plein volume la retransmission du match des All Blacks de la veille. Deux drapeaux britanniques ornent le téléviseur.
La menace du tourisme
L’un des convives a une infection due à une piqûre d’insecte. Son genou est tellement gonflé qu’il paraît lustré. L’homme peine à le plier. On est dimanche, personne n’est censé travailler, mais Ed appelle l’infirmière de l’île, Sheila, qui fait une exception et passe voir le malade. Verdict : un furoncle. Ce sera des antibiotiques, totalement gratuits.
Les défenseurs de la construction d’un aéroport agitent la perspective d’un meilleur accès aux soins pour les îliens. Historiquement, ces derniers ont cependant toujours opposés leur véto à tout développement. Un seul refus suffit à mettre un terme au débat. Lors du dernier en date, il y a 10 ans, une famille entière s’est opposée au projet. Celle d’Ed et de Simon. La mère d’Ed avait alors levé les mains au ciel et annoncé : ″Ma vie n’est pas entre les mains des docteurs, mais entre celles de Dieu.″
Une piste d’atterrissage, que l’on construirait sur l’un des motus (arbres rasés), mettrait en péril les ressources naturelles de Palmerston. ″Imaginez le lagon douze mois plus tard″ nous interpelle Ed, évoquant les effets dévastateurs du tourisme sur Rarotonga.
Le rejet du développement est aussi inscrit dans la culture de l’île. Son rythme indolent ne pourrait lui survivre. ″Nous ne pourrions pas être assis là comme nous le sommes″, affirme Ed en balayant de la main notre petite assemblée. Il a pensé aux générations futures le jour où il a voté. ″Cela dit, le jour où mes petits-enfants voudront d’un aéroport…″
Payer le crime des autres
La réalité du moment joue contre lui. Les îles Cook sont responsables de moins de 1% des émissions de gaz à effet de serre sur la planète, mais le niveau des eaux y grimpe plus vite que la moyenne mondiale. L’océan s’acidifie – au détriment des récifs coralliens et de leurs écosystèmes – et les précipitations se font de plus en plus imprévisibles. Une mauvaise nouvelle pour l’agriculture traditionnelle et la récupération des eaux. Les cyclones, qui font des ravages matériels et érodent le territoire, devraient se raréfier mais monter en intensité. De quoi inquiéter des habitants déjà bien isolés du monde.
Le dernier ouragan tropical à avoir touché l’île était en 2016. Les plus sérieux se comptent sur les doigts d’une main chaque siècle. Palmerston vient d’inaugurer un nouvel abri, financé par le gouvernement japonais. En cas d’épisode particulièrement violent, l’île pourrait être rayée de la carte.
Les îles Cook s’attèlent aujourd’hui à la mise en œuvre de quelques actions de prévention face aux menaces du réchauffement climatique : amélioration des systèmes de récupération des eaux de pluie (en cas de grande sécheresse) et installation ou rénovation de stations météo pour mieux informer fermiers et pêcheurs. Si les Nations Unies ont débloqué un budget de 4 900 000 euros, c’est une faible assurance pour qui se trouve sur une si petite île avec sa famille.
″Un meilleur accès à l’île faciliterait la vie de tout le monde ici″, estime Will. Il comprend toutefois ceux de Palmerston qui sont contre le projet. ″Plus nous nous exposerons au monde extérieur, plus nous aurons du souci à nous faire.″
Pour lui, la plus grande menace qui pèse sur l’île est celle du confort moderne. ″Nous perdons peu à peu nos techniques de subsistance traditionnelles témoigne-t-il. Le changement climatique va affecter l’industrie alimentaire à l’échelle mondiale. Cela va représenter un coût, et il nous faudra revenir aux bases. Si nous perdons ces compétences, l’atoll pourra nous perdre.″
Quand on lui demande s’il s’inquiète du pouvoir plus immédiatement destructeur de certains phénomènes, comme les cyclones violents, il se met sur la défensive : ″Il est facile de prêcher la bonne parole quand on parle de changement climatique à quelqu’un qui ne possède pas de voiture et pêche avec une feuille de palmier – ce qui est mon cas. C’est un peu moralisateur et simpliste. Tout ce qui arrive n’est pas du fait des habitants de Palmerston, c’est le moins qu’on puisse dire.″
Il finit par concéder que le quotidien tel qu’on le vit sur Palmerston est bien fragile : ″On essaie de ne pas y penser, avoue-t-il. Mais nous avons bien conscience de notre vulnérabilité.″
Tant que vivra encore une once d’anticonformisme sur l’île – avec quelqu’un comme Ed qui opposera toujours son veto à l’aéroport – Palmerston conservera le visage qu’elle avait à l’époque de William Masters. Quand la dernière barrière cèdera, on ne pourra rien contre le destin qui attend l’atoll. Pour le moment, profitons des chaises en plastique et de la douce brise marine comme le Père a dû le faire avant nous.
Photo d'en-tête : Alison Van Houten- Thèmes :
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