J.O : comment le Parti communiste a converti les Chinois au ski

- 29 janvier 2019
Notre contributeur Tim Neville est allé tâter la poudreuse de l’Empire du Milieu. Il nous raconte le boom fulgurant des sports d’hiver en Chine, un phénomène créé de toute pièce – financé et promu à grand renfort de publicité – par le Parti en vue des Jeux Olympiques de Pékin de 2022.
À l’approche de la ville, on perçoit déjà quelques indices de la folie qui se prépare. “FAISONS DE CHONGLI UN DISTRICT DE CIVILITÉ ET POLITESSE !” hurle une bâche accrochée à la clôture d’un chantier, laissant entrevoir une enfilade de sculptures flambant neuves de skieurs tout schuss. Sur l’autoroute qui nous amène de Pékin, je distingue également un grand panneau montrant l’empreinte fraîche de skis sur une piste immaculée et affirmant : “VOS TRACES PERDURENT LONGTEMPS APRÈS VOTRE PASSAGE !”.
Depuis plusieurs dizaines de mois, le district de Chongli travaille son image en prévision des Jeux olympiques d’hiver de 2022 : hors de question de perdre la face sous les projecteurs du monde entier. Cet espèce d’avant-poste mêlant mineurs, paysans et bureaucrates locaux est en pleine expansion depuis qu’il a été décidé qu’il accueillerait un bon nombre d’épreuves et de cérémonies de remise de médailles. Triste nouvelle pour les cochons du coin, qui ne seront plus autorisés à s’oublier dans les rues.
Chongli est une vaste région montagneuse située à environ 220 kilomètres au nord-ouest de Pékin. Ses sommets les plus élevés plafonnent à 2 200 mètres d’altitude et son centre urbain, à environ 1 200 mètres, compte quelque 30 000 habitants. Il n’y a pas dix ans, c’était l’une des zones les plus pauvres de Chine – le genre d’endroit où l’on entreposait des pommes de terre dans des grottes. Aujourd’hui, des grues se dressent tous azimuts pour faire pousser sur ces collines terreuses des stations de ski à plusieurs milliards de dollars. Des BMW bien lustrées y cohabitent avec des moto-remorques branlantes chargées d’articles ménagers. Chongli est tout simplement le centre névralgique d’une opération gouvernementale massive vouée à promouvoir à grands frais la culture des sports d’hiver.

Débarquer tel un OVNI
La nuit pique – dans les -17°C -, et je rejoins à pied le Pengyuan Business Hotel, où l’on peut louer des chambres par tranches de quatre heures et où les repas s’apparentent à des gamelles de prison. À côté du bâtiment, la lumière d’une vitrine inonde le trottoir. J’aperçois une table de fartage et des affiches de ski aux murs. Du coup j’entre.
“Euh… Salut ! Ni hao ! Vous êtes ouverts ?” Un couple range des bouteilles de bière chinoise sur les étagères. Wei Zhonghua et sa femme Wang Yun, ou Rex et Melody, comme ils se font appeler, m’accueillent chaleureusement. “Nous ne voyons pas beaucoup d’étrangers”, dit Melody dans un anglais excellent en m’offrant une “Boiling Snow” – une bière blonde. Elle est grande, mince et a 32 ans. “Vous êtes venu skier ?” Je réponds par l’affirmative.
Je regarde autour de moi : dossards punaisés aux murs en béton, rangées de skis, cendriers propres sur les tables. On dirait un hybride de magasin de sport et de dortoir étudiant. “Vous êtes quoi au juste comme boutique ?” “Le meilleur club de ski de Chongli !”, me répond Rex dans un éclat rire. A 33 ans, il est trapu avec une tête de gamin. Il m’invite à m’asseoir et je comprends vite qu’il ne plaisante qu’à moitié.
Il y a deux ans, Melody et lui ont fondé le Liu Ji Ski Club, un endroit où l’on peut s’inscrire à des cours, découvrir la compétition et, dans certains cas, rejoindre la Phenix Demo Team, un groupe de riders qui, habillés de la même tenue rouge, écument le pays à la recherche de portes (de slalom, pas d’entrée) à frapper.
Assis autour d’une longue table en bois, nous bavardons jusqu’à l’arrivée de quelques membres dudit club. Wang Xiaowen arrive avec un certain “Eagle” qui porte un bonnet Titleist, pour rester dans le thème. Vient ensuite Shi Xiaolei, qui, me voyant, marque un temps puis me salue en coréen, ce qui fait rire tout le monde. Débarque enfin Liu Ji, la star ayant offert son nom au club, qui semble marcher sur des ressorts.
“Ce mec, c’est notre arme secrète ! affirme Rex. Vous avez entendu parler de Liu Ji ? Il est très célèbre. À Chongli tout le monde le connaît. C’est pour ça que j’ai donné son nom à mon club !” Liu Ji, 37 ans, skieur de haut niveau donc, lève son pouce en guise de bonjour.

Le pays aux 1 000 stations de ski ?
Quand le Comité International Olympique a attribué à Pékin l’organisation des Jeux d’hiver de 2022, une inquiétude collective s’est élevée, suspendue dans les airs comme ces particules fines flottant dans le ciel de ses grandes métropoles. Si les Chinois ont une maîtrise parfaite des événements de masse dans un environnement contrôlé (les cérémonies d’ouverture et de clôture, ainsi que les épreuves sur glace auront lieu dans la capitale), qu’en sera-t-il pour des sports de montagne en plein hiver ?
Il a été décidé que les stations de la région de Chongli accueilleraient les épreuves de ski nordique, freestyle et snowboard, qui se dérouleront toutes sur des pistes de neige artificielle dans un paysage ingrat de feuillus, ravins abrupts et crêtes battues par le vent. En dépit d’un froid implacable, les précipitations de neige annuelles cumulées atteignent péniblement les 1,50 mètres. Ajoutons qu’aucune des pistes n’offre le dénivelé de 800 mètres indispensable aux épreuves de descente olympiques, qui se dérouleront donc à Yanqing, à 140 km en direction de Pékin – où les chutes de neige sont encore plus faibles. En moyenne, ces parcours bénéficieront donc de 5 centimètres de neige naturelle…

Malgré ces conditions, ces montagnes relativement proches de la capitale sont devenues l’épicentre de cet essor soudain des sports d’hiver. Selon un rapport sur l’industrie du ski chinoise présenté en 2016 à l’ISPO, le plus grand salon international dans le domaine du sport, les 50 stations de ski du pays avaient enregistré un total de 300 000 visites en 2000. En juillet 2015, lorsque Pékin a remporté les JO d’hiver, le pays comptait déjà 568 stations de ski et 12,5 millions de visites. “Au moment des JO, la Chine pourrait avoir 1 000 stations de ski”, estime Erin O’Hara, ex vice-présidente du marketing de Genting Secret Garden, l’un des domaines les plus grands et chic de Chongli.
La magie du développement immobilier spéculatif
Alors que la plupart des pistes sont vraiment courtes – moins de 110 mètres de long, le tout à la verticale – l’extraordinaire expansion du marché fait rêver au sein de l’industrie mondiale. “Leur croissance égale celle vécue en Europe et Amérique du Nord depuis 1975, condensée sur seulement quelques années”, souligne Andy Wirth ; président et directeur d’exploitation de stations en Californie, il entretient un partenariat commercial avec la Chinoise Genting Secret Garden depuis plusieurs années.
La classe moyenne émergente en Chine, en quête de loisirs, a été le moteur de démarrage de cet envol. L’obtention des JO a incité le gouvernement à allumer les propulseurs de ses puissants boosters économiques. Dans son discours devant le CIO, le président Xi Jinping avait promis qu’au moment où la flamme olympique brûlerait sur Pékin, la Chine compterait 300 millions de passionnés de sports d’hiver, contre 15 millions actuellement, selon la Fédération internationale de Ski. Pour réaliser ce “rêve de bonheur sur glace et neige” – selon les termes de la mairie de Pékin – le Parti communiste a eu recours à son moteur de croissance préféré : le développement immobilier spéculatif. Pratiquement tout le sol du pays appartenant au gouvernement, sa formule de choc consiste à vendre des terrains à des promoteurs – qui sont parfois des organismes de l’État – à faciliter l’affectation de crédits par l’intermédiaire de banques publiques et à s’engager à donner un marché à leurs produits à travers des actions gouvernementales.
En 2016, Wang Jianlin, l’un des hommes les plus riches de Chine, ouvrait un domaine dans le nord-est de la Chine avec quelque 3 000 lits et deux terrains de golf, pour un coût de 3,087 milliards d’euros. En juin, il a mis les dernières touches au plus grand domaine skiable indoor du monde, une installation à 5,28 milliards d’euros avec 6 pistes, qui se trouve à plus de 1 200 kilomètres au nord de Pékin. À l’heure actuelle, les promoteurs ont investi plus de 8,80 milliards d’euros dans de nouvelles stations plutôt “bling” qui se construisent en un temps record. Le district de Chongli a subi le phénomène de plein fouet, notamment en raison de sa proximité avec la capitale. Une nouvelle ligne de train à grande vitesse construite pour les JO réduira le temps de trajet entre les 22 millions d’habitants de Pékin et ses pistes à moins d’une heure, contre quatre aujourd’hui, de quoi faire de la région la Mecque du ski chinois.

Des proto-skieurs à la chasse au chamois
L’imminence des JO apporte un supplément d’âme à cette ruée vers la poudreuse. Si la Chine a remporté 51 médailles d’or aux Jeux d’été de Pékin en 2008, elle n’en a décroché que trois en hiver à Sotchi, toutes en patinage de vitesse. A Turin, en 2006, un skieur chinois avait bien décroché l’or en saut à ski acrobatique… Mais, côté ski alpin aux Jeux, la meilleure classification reste une 18e place, et c’était en 1980. On n’a jamais vu de sportif chinois se qualifier pour une épreuve de Coupe du Monde dans ces disciplines. Des résultats quasi embarrassants pour cette puissance mondiale, d’autant que les premiers habitants de Chine auraient, dit-on, inventé ce sport. Même les Norvégiens, à qui on attribue l’invention des skis dans les années 1800, reconnaissent à l’Empire du Milieu cette paternité, prouvée par d’anciens pétroglyphes de l’Altaï représentant des proto-skieurs à la chasse au bouquetin.
Du coup, en 2016, la Mairie de Pékin a publié un document mettant en place une stratégie visant “une percée signifiante dans l’obtention des médailles d’or”. Une longue liste de directives très précises inclut la construction d’infrastructures, la formation de milliers d’athlètes, entraîneurs et techniciens, et même une mise à jour de logiciels dédiés. En parallèle, le Parti communiste a activé son redoutable appareil de propagande et cherche à éveiller l’enthousiasme par le biais d’événements tels que les Jeux d’hiver des adolescents. En allumant CCTV-5, la chaîne de sport nationale, au cœur de l’hiver, on est certain de tomber sur une émission sur les sports de neige. Des équipes promotionnelles ont été envoyées dans les écoles, où elles réunissent les élèves et les font monter sur scène pour tester des skis et autres planches, vendant ce petit supplément plaisir et bien-être aux nouvelles générations.
Le voici, l’argument choc. Si les JO de 2008 ont été un baptême, ceux de 2022 sont censés améliorer la qualité de vie dans le pays, un aspect central du “rêve chinois”, selon le slogan du Président Xi Jinping. “La stratégie de communication est très axée sur le bien-être des gens”, explique Justin Downes, un ancien cadre de l’industrie du ski qui est à présent président d’Axis Leisure Management. Cette entreprise basée à Pékin est l’interlocuteur de choix si l’on envisage de construire une station de ski en Chine. “On leur dit : mangez mieux, buvez de l’eau propre, arrêtez de fumer, prenez l’air, retrouvez la forme.”
Une fois tout cela posé, reste une problématique inédite à relever pour la Chine : dans un pays où à peu près tout le monde est débutant, comment trouver assez de moniteurs ?

Apprendre avec ou sans Flower
Il fut un temps – on parle du début des années 2000 – où, lorsqu’on voulait apprendre le ski, on passait forcément par Flower. Son nom est en réalité Hao Shihua, elle a 46 ans et des cheveux très courts d’un violet profond. Très bonne technicienne, c’est une skieuse téméraire qui a remporté neuf épreuves nationales de ski alpin entre 1989 et 1992, quand la glisse sur neige démarrait en Chine. Flower s’est tournée vers l’enseignement à la fin des années 1990 et a alors produit une vidéo pédagogique qui fut pendant longtemps la seule diffusée par la télévision publique.
Cette vidéo, on peut encore la voir sur YouKu, la version chinoise de YouTube. À l’écran, une Flower pleine d’entrain fonce sur ses ski Dynastar rouges et blancs, couleurs déclinées sur sa veste et son bandeau. Derrière elle, une ribambelle d’élèves fait de son mieux pour prendre des virages serrés, les bras écartés comme s’ils allaient s’envoler. Ses méthodes ont fait école pour ainsi dire, et on peut repérer au premier coup d’œil ses anciens élèves à leur style proche de celui du goéland.
En ce moment, Flower travaille tout près de la future place olympique de Chongli, dans l’immeuble en béton qui sert de siège à Flower Ski, première école professionnelle de ski du pays. L’entreprise prospère, me fait-elle savoir par le biais de son associé, Ma Chi – ou March, je n’ai jamais réussi à savoir – un homme d’une trentaine d’années. Flower m’offre une tasse de thé vert et m’explique que son équipe compte déjà 60 moniteurs. “Et j’en ai besoin de 500 pour l’année prochaine”. J’ai failli cracher mon thé.
“Cinq cents ?”
“Cinq cents.”
Et, pour les voir en action, m’indique-t-elle, il faut que je me rende à Fulong, un domaine skiable avec télécabine, télésiège et huit tapis roulants, qui a poussé non loin d’ici sur des pentes rocheuses en seulement six mois grâce à un investissement de 3,4 milliards d’euros. J’appelle un taxi et j’y file.

Gratuit pour 125 000 habitants
“Bonjour ! Bonjour !” Un vigile me fait signe lorsque je débarque, un peu perplexe, sur le parking de Fulong, que je découvre sale, presque vide, et décoré d’un immense sapin de Noël dont personne n’a jugé utile de se débarrasser. Il y a du vent et du brouillard. Le vigile se marre à moitié et m’indique le centre de ski, dont l’enseigne dit : “FULONG FOUR SEASONS RESORT, L’ENDROIT OÙ ÊTRE VOUS-MÊME AU GRAND AIR”.
Je ne vois aucun des moniteurs de Flower, et je me trouve une table près de la Food Selecting Area pour mettre mes skis et prendre mes repères. L’espace ressemble moins à un gîte de montagne qu’à un terminal d’aéroport, probablement à cause de sa hauteur sous plafond et de ses sols vitrés qu’un employé à la mine austère nettoie à la polisseuse. Une baie vitrée incurvée, haute de plus de trente mètres, donne sur une plage de neige artificielle, et plus loin, une petite ville est en train d’émerger de la terre gris plomb : des dizaines de grues, un énorme Holiday Inn, des immeubles en veux-tu en voilà. Trois autres remontées mécaniques sont en construction, ainsi qu’un tramway aérien qui reliera la station au centre-ville de Chongli, à trois kilomètres.
Le propriétaire, Wang Cheng, 39 ans, ancien agriculteur passé par l’armée qui possède aussi des mines de charbon, des supermarchés et des entreprises chimiques, arrive entouré de sa clique de conseillers et m’adresse un discret hochement de tête. J’ai dîné avec lui quelques jours plus tôt à Chongli, et il m’avait livré un monologue passionné sur l’importance du ski.
“En tant qu’être humain, on a le devoir d’apporter quelque chose de valeur à la société et à nos semblables”, m’avait-t-il alors confié. À cet effet, il a l’intention d’ouvrir de temps en temps gratuitement les portes du domaine aux gens du grand district. Pas juste les 30 000 les plus centraux, non, les 125 000 habitants. Au vu du coût du ticket des remontées ajoutées aux locations qui tournent autour des 115 euros dans les meilleures stations de Chongli, ce sera pour beaucoup d’entre eux leur unique chance de profiter des installations. “Il faut essayer de rendre les gens heureux, avait-il ajouté. Je veux qu’ils passent un beau moment”.

“Debout ! Pas d’excuses !”
Lorsque l’intérêt des Chinois pour les sports de neige s’est éveillé, de nombreuses écoles de ski ont adopté les méthodes occidentales. Résultat : seulement 2 % des skieurs chinois débutants tentent ce sport une seconde fois. “Les Occidentaux prennent sans problème une leçon de quelques heures chaque fois qu’ils vont skier, avant de recommencer l’année suivante afin de s’améliorer dit March. Les Chinois, eux, veulent maîtriser le ski après deux ou trois jours de cours, sans exception, et s’ils n’y arrivent pas, c’est la faute du moniteur”. Les élèves chinois ont aussi tendance à considérer que les moniteurs sont corvéables à merci. Ils leur demandent d’aller chercher de l’eau, de boucler leurs chaussures et de commander leur déjeuner. Résultat : les moniteurs finissent par faire croire à leurs clients qu’ils savent skier, même quand c’est faux. “Un peu comme des serveurs qui chercheraient à tout prix leur pourboire”, explique-t-il.
Flower, elle, a opté pour une autre technique, plus locale : le boot-camp. C’est un stage de cinq jours qui comprend, en plus des cours, les forfaits, les repas et l’hébergement dans un des hôtels de Chongli, pour un total de 770 euros. On garantit aux débutants qu’en fin de formation ils seront capables de descendre les pistes les plus difficiles. Au programme : des journées de six heures avec des cours théoriques, entraînement en salle et cours sur les pistes, avec une approche globale assaisonnée d’une forte dose de tactiques d’humiliation. “Si je vois quelqu’un au sol ou en train de se plaindre, je hurle : ‘Debout ! Pas d’excuses !’, explique son associé March. Un Occidental n’accepterait jamais ces méthodes, mais les Chinois sont tombés dedans dès l’école.”
Le brouillard se dissipe enfin à Fulong, et j’aperçois quelques moniteurs de Flower Ski en plein entraînement. Repérables à leurs vestes jaune citron, ils prennent les virages à toute vitesse en formation serrée. Je m’élance dehors pour prendre le télésiège L1 jusqu’à un accotement à partir duquel on peut se lancer sur les pistes B1 à B15. La façon dont elles ont été taillées ferait passer le dynamitage des mines à ciel ouvert pour une méthode douce. La classification des pistes semble être un mélange des systèmes nord-américains et européens : on passe du cercle vert au carré bleu puis au diamant rouge, puis finalement au diamant noir.
Tout en haut, je chausse et je dévale la B8, une piste bleu-rouge. Pour être honnête, c’est sympa : c’est comme skier sur un tapis de glisse géant qui serait tiré entre deux à-pics sécurisés par des garde-fous orange. La neige artificielle est soyeuse et glissante, comme de la polenta crémeuse qu’on aurait servie à -24°C. Je m’arrête juste au bon moment pour voir un moniteur perdre une carre et vriller contre une barrière. Vingt minutes sont passées quand je survole le même endroit dans la télécabine, il y est encore, mais harnaché sur un traîneau de pisteurs.
Les étrangers s’implantent
Quelques jours plus tard, je m’installe dans une chambre moderne et élégante avec jacuzzi privé au Genting Secret Garden de Wanlong. Ouvert en 2012, c’est l’œuvre d’un promoteur malaisien et il se trouve à environ 14 km à l’est du centre-ville de Chongli. La route à deux voies qui y mène, toute en courbes, traverse un village appelé La-Bouche-de-Terre-Jaune et passe devant un garde planté au milieu de nulle part qui salue les voitures au passage. Du côté droit s’étend Thaiwoo, une station de style européen qui jouxte une partie en ruines de la Grande Muraille. Le train à grande vitesse de Pékin s’arrêtera près d’ici.
Par une journée magnifique au ciel bleu azur, je pars pour une journée de ski de fond avec Erin O’Hara, qui a grandi à Boulder, aux Etats-Unis, et vit en Chine depuis dix ans. La station dispose actuellement de cinq remontées mécaniques et d’une vingtaine de pistes ; d’ici 2021, elle aura 16 remontées et 88 pistes. O’Hara me montre des drapeaux fichés sur un talus en terre : c’est le futur parcours des épreuves de ski de bosses. Ici, l’une des pistes s’appelle Squaw Valley – une grande station de sports d’hiver californienne. Et à Squaw, en Californie, une des pistes a été rebaptisée Secret Garden …
Cet échange de bons procédés marketing s’inscrit dans le cadre d’un partenariat plus large entre les deux stations, qui a commencé en 2016, quand les détenteurs de forfaits saisonniers de chaque station ont bénéficié de cinq jours de ski gratuit dans l’autre. En mai dernier, Squaw Valley a accueilli une délégation incluant l’équipe chinoise de ski acrobatique et les directeurs des opérations de Secret Garden. L’hiver dernier, Jonny Moseley, médaillé d’or olympique et ambassadeur de Squaw, est venu partager son savoir-faire avec les habitués de Secret Garden pendant des journées baptisées “Ski avec Jonny”.
Squaw n’est pas la seule compagnie de ski étrangère à vouloir s’implanter en Chine. On trouve à Chongli des panneaux qui font la réclame de forfaits multi-stations tels que l’Aspen Snowmass et l’Epic Pass de Vail – toutes deux situées dans le Colorado, aux Etats-Unis. On croise aussi sur les pistes des dossards avec le bronco sauvage du logo de Jackson Hole, dans le Wyoming. Les échanges de personnel entre les complexes américains et chinois sont de plus en plus fréquents.
L’enfant unique chausse ses skis
Pour autant, personne ne s’attend à attirer un nombre important de visiteurs chinois sur les pistes étrangères dans un avenir proche. À Squaw Valley, actuellement, on n’en voit que quelques centaines par saison. D’ici aux JO, le chiffre pourrait doubler, mais cela représenterait toujours moins de 1 % du nombre total de visiteurs de Squaw. Les stations misent plutôt sur le long terme – et il y a de quoi être optimiste. Selon une étude récente de l’institut de recherche britannique Oxford Economics, les Chinois dépenseront plus de 225 milliards d’euros en voyages internationaux d’ici 2025, soit environ deux fois plus que les Américains. Plus de 80 % des nouveaux riches chinois ont moins de 45 ans, et la politique de réciprocité en matière de visas de dix ans entre les deux pays, négociée avec l’administration Obama, a fluidifié les rouages de la croissance touristique.
Encore plus intéressant pour les stations de ski : les Chinois sont friands de sports d’aventure. Dans les petites stations près de Pékin, les riders freestyle peuvent trouver leur compte dans des parcs à la saveur urbaine qui rappellent le Mamoth en Californie du Sud. Certains athlètes chinois se montrent prometteurs dans ces disciplines : Zhang Yiwei, 25 ans, a décroché de l’école gymnastique à 11 ans pour monter sur un snowboard. En 2015, il a réussi à poser un cab triple cork dans un half-pipe, une première mondiale. “L’important, en ce moment, ce n’est pas tant que les gamins s’éclatent au snowparc mais que leurs parents acceptent ce type d’activités”, explique Simon Adams, 37 ans, un Écossais qui vit en Chine depuis 2003 et qui a contribué à créer Yibu Parks, une entreprise qui construit des pistes de ski et de vélo de montagne. “Pendant des années, avec la politique de l’enfant unique, les parents avaient tendance à les surprotéger et paniquer dès qu’ils n’étaient pas devant un livre. Aujourd’hui, ils les encouragent.”

Vers un équipement “made in China”
Après quelques tours de plus à Secret Garden, j’arrange une rencontre avec Wang Xiaoyuan, alias l’Oncle Cho, 39 ans et une chevelure savamment négligée de hipster. Le club de sports de glisse urbains qu’il a ouvert en 2000 dans la banlieue de Pékin est devenu FreeSkiZone, une boîte de douze établissements estimée à 7,9 millions d’euros. Pour l’Oncle Cho, l’adoption par la Chine des loisirs sportifs occidentaux fait partie de l’évolution vertigineuse du concept du bien vivre dans le pays. “Il y a cinq ans, on voyageait pour faire du shopping chez Chanel, dit-il. Maintenant, on va à Boston courir le marathon.”
La prochaine étape, selon lui, est la création et la fabrication d’équipement “made in China”. Oncle Cho a chassé des têtes chez K2 et d’autres marques américaines pour préparer le lancement d’une ligne de skis et de vêtements qui seront conçus aux USA et fabriqués en Chine. “Nous ne sommes plus la même Chine qu’avant, dit-il. Nous ne faisons pas que copier et admirer les Occidentaux. Nous sommes des travailleurs acharnés – et de plus en plus rapides – et nous avons la chance de faire de grandes choses. Il est comme ça notre pays maintenant.”
Quelques jours après notre rencontre au Liu Ji Ski Club de Chongli, Rex, le propriétaire, me recontacte sur WeChat, l’application de communication de référence en Chine. Il me suggère de faire une petite randonnée pour venir le voir. Je prends les remontées mécaniques, mets mes skis sur l’épaule, et marche dix minutes sur un large sentier plat pour atteindre Wanlong à temps pour le déjeuner.

“Avant, ils récoltaient des navets”
D’après O’Hara, Wanlong est le plus chinois de tous les domaines skiables de Chongli. Je comprends ce qu’elle entendait par là : les pistes fourmillent de centaines de skieurs et de snowboarders, dont certains arrivent à peine à avancer et beaucoup d’autres commencent à se débrouiller. Rex et Melody me rejoignent à l’intérieur du bâtiment principal, tout en bois et verre, où leur équipe s’est rassemblée autour d’un plat de nouilles commun. Il y a une grande aire de jeux pour les enfants et une cuisine étincelante qui offre des cours de cuisine. La nourriture est exceptionnelle – fondues et ravioles chinoises, sautés, sushis – et, pour payer, je dois utiliser des codes QR via WeChatPay.

Nous rechaussons ensuite nos skis pour passer tout près d’un hôtel de luxe et d’un restaurant qui vont bientôt démarrer leur activité. La-Bouche-de-Terre-Jaune apparaît dans notre champ de vision et Rex devient presque lyrique. “Avant, c’était un village très pauvre, maintenant leur vie a changé, dit-il. Avant, ils récoltaient des navets, maintenant, ils conduisent des dameuses ou travaillent à la cafétéria dans de bien meilleures conditions.”
C’est un sentiment sans doute satisfaisant, mais difficile de ne pas constater l’absence totale d’évaluation environnementale des projets, ni du fait que bon nombre de ces stations en construction pourraient ne pas survivre après les JO. La Chine est déjà jonchée de projets immobiliers spectaculaires, au coût faramineux, qui se sont avérés des gouffres financiers. Pas besoin d’aller bien loin : Saibei, le premier domaine skiable privé du pays, avait ouvert ses portes en 1997 au sud du centre-ville de Chongli et se trouve à présent à l’abandon. On pourrait tourner un film de zombies dans cette ambiance glaçante : des télésièges rouillés grincent dans la brise à côté d’un bonhomme de neige géant en béton qui abritait autrefois une discothèque.
A Wanlong, cependant, je ne peux qu’éprouver un certain espoir devant l’enthousiasme suscité par ce sport que j’aime tant. Dans sa quête de nouvelles expériences, la classe émergente chinoise en quête de sensations fortes remplit les pistes des skieurs qui, les bras tendus comme des ailes, respirent à pleins poumons l’air vivifiant des montagnes. Si le décor et la scène semblent un peu toc aujourd’hui, le boom a semé les graines d’une génération de mordus du ski.