Les médias se doivent de faire mieux connaître les meilleurs coureurs de la planète.
Le Marathon de Londres se tient demain, dimanche. Une fois de plus, l’événement qui rassemble les plus grands noms de la course de fond s’est surpassé. Pour le meilleur ou pour le pire, le battage médiatique d’avant course de Londres est devenu un exercice annuel d’hyperbole – l’équivalent du lancement d’un iPhone dans le monde du sport d’endurance.
« Presque chaque année, nous nous retrouvons en train de dire que Londres a rassemblé la plus belle brochette de marathoniens de tous les temps », écrivait en janvier LetsRun (célèbre site américain dédié à la course N.D.L.R.), lorsqu’est tombée la liste des élites. « Et on s’empresse de le répéter l’année suivante. Tout simplement parce que c’est indéniable. »
L’édition 2019 du plus grand marathon de tous les temps comprend une course féminine avec six athlètes qui ont couru moins de 2:20, dont la triple championne Mary Keitany. Chez les hommes, nous allons assister à la revanche du duel de l’an dernier entre Eliud Kipchoge, détenteur du record du monde, et Mo Farah, quadruple médaillé d’or olympique.
Et ce ne sont que les plus grands noms. Londres étant Londres, il y aura beaucoup d’autres athlètes participants qui ont couru des temps étonnamment rapides, mais dont l’identité ne sera probablement familière qu’aux fans de course hardcores. Pouvez-vous me dire qui a terminé deuxième chez les hommes l’an dernier, partageant le podium avec les deux idoles Kipchoge (premier) et Farah (troisième) ? C’était l’Ethiopien Shura Kitata Tola, un athlète dont l’anonymat relatif a été mis en évidence dans un article de Runner’s World, publié avant le Marathon de New York de l’automne dernier. Le titre de cet article était le suivant: « Vous n’avez jamais entendu parler de Shura Kitata ? Gardez un œil sur lui, il y a de bonnes chances qu’il soit en tête dimanche. (Ce qui s’est avéré exact. Kitata a terminé deuxième à New York, en 2:06:01, le troisième temps le plus rapide jamais enregistré sur le parcours.)
En mettant sous les feux des projecteurs les coureurs les plus rapides de la planète, le Marathon de Londres est aussi un rappel implicite d’une triste réalité : trop d’entre eux, parmi les meilleurs, semblent condamnés à l’oubli. Le problème ne date pas d’hier pour ceux d’entre nous qui, dans les médias, cherchent à accroître la visibilité de la course professionnelle – et donc sa commercialisation. Non pas que nous ne soyons pas partiellement responsables du problème.
« Les Africains de l’Est »
« Les amateurs d’athlétisme – et plus particulièrement de course de fond – se sont habitués à une méconnaissance de leur discipline de la part des commentateurs qui serait choquante dans tout autre sport « , écrivait Michael Crawley dans le quotidien anglais, The Guardian, dans un article sur Tim Cheruiyot et Jemel Yimer publié en 2017. Ne voit-on pas en effet le terme collectif » les Africains de l’Est » utilisé pour décrire un groupe d’individus de culture et de personnalité différentes ? « , déplorait le journaliste.
Aux Etats-Unis, après le Marathon de New York de l’automne dernier, la couverture de l’édition spéciale « Marathon » du Times affichait une photo de Mary Keitany filant comme une flèche dans la section Bronx du parcours après avoir semé tous ses concurrents.
Le titre était « Winner Leaves the Pack Out of the Picture » (La gagnante laisse le gros du peloton loin derrière N.D.L.R). Ce qui a suffi à Jonathan Gault, rédacteur de LetsRun, pour prendre les armes sur Twitter. » C’est à cause de titres comme celui-ci, que la course à pied a un problème d’image » écrivit M. Gault. « Cette gagnante n’est pas une Africaine sans visage. Elle s’appelle Mary Keitany, elle a gagné le NYC 4x et elle est l’une des plus grandes marathoniennes de tous les temps. »
On pourrait argumenter et dire que ce coup de gueule est un peu forcé, mais Jonathan Gault a raison lorsqu’il suggère que la course pro doit s’assurer que ses héros ne soient pas réduits à des « Africains sans visage ».
A Boston, la « journée du Kenya »
Au niveau local, des efforts ont été engagés pour résoudre ce problème. Notamment aux Etats-Unis. L’école primaire Elmwood de Hopkinton, dans le Massachusetts, est située à environ un mille (1,6 km) de la ligne de départ du marathon de Boston. Or, depuis 1993, l’école célèbre ce qu’on appelle la « Journée du Kenya », pendant laquelle les élèves apprennent à connaître le pays et font des recherches sur les coureurs kenyans qui courent à Boston cette année-là. Le jeudi d’avant la course, plusieurs de ces élites visitent l’école et répondent aux questions des enfants. Ce qui ne laissent pas indifférents les athlètes. « C’est très encourageant que les gens s’intéressent à nous et étudient notre pays d’origine», déclarait ainsi l’année dernière Wesley Korir, champion de Boston 2012. « Parce que lorsque nous venons à Boston et nous courons, ce n’est pas n’importe quel autre Kenyan maigre qui court . « Ils nous ‘personnalisent ‘, nous donnent une identité, c’est surprenant tout ce qu’ils savent sur chacun des athlètes présents. »
Même les ambassadeurs les plus en vue de ce sport pourraient bénéficier d’un peu plus de « personnalisation » de la part des médias, en particulier lorsqu’il s’agit de dresser le profil de marathoniens d’élite qui ne sont en compétition que deux fois par an. L’équipe chargée de la communication du Marathon de Londres semble d’ailleurs en être consciente. Début avril, ils ont sorti un court métrage intitulé « Eliud » qui dresse le portrait du meilleur marathonien de l’histoire dans son camp d’entraînement à Kaptagat.
Kipchoge, à visage humain
Le film montre Kipchoge et son équipe en train de courir dans les collines de la vallée du Rift, on le voit aussi se détendre autour d’un thé et s’occuper de banales tâches ménagères. Ce qui peut sembler surprenant de la part d’un homme rendu riche et célèbre par sa carrière sportive. Sa modeste chambre à coucher rappelle celle d’un dortoir d’université ( au-dessus de son lit, plutôt qu’une affiche de Scarface, Kipchoge a accroché une photo de Mark Parker, PDG de Nike, ce qui, je dois l’admettre, est plutôt décevant).
Ce style de vie ascétique fait partie intégrante de l’image de Kipchoge, tout comme son goût pour les citations inspirantes. « Eliud » ne dure peut-être que dix minutes, mais il est truffé de tant de maximes que l’on en ressort avec l’impression d’avoir besoin de recalibrer toute son existence. « Réussir dans le sport n’est pas une chance, c’est un choix. » dit-il. « Vous devez savoir qui vous êtes et ce que vous représentez. Le succès vient avec le sacrifice. Un pour cent de toute l’équipe est vraiment plus important que cent pour cent de vous-même. » Si l’on faisait abstraction du contexte, cela tient du discours d’un conférencier en mal d’inspiration, mais l’un des nombreux dons de Kipchoge est sa capacité à rendre convaincants les mots les plus usés.
Evitons toutefois de le dépeindre comme le saint homme de la course de fond. Je sais que c’est un piège facile dans lequel tomber. Comme l’a montré la conférence de presse du Marathon de Londres mercredi, la barrière de la langue peut parfois faire paraître Kipchoge plus flegmatique (pour ne pas dire énigmatique) que ce qu’il est réellement. De plus, son palmarès hallucinant au marathon (dix victoires et une deuxième place en onze courses) est suffisant pour lui donner un air surnaturel. Mais caractériser Kipchoge comme l’invincible stoïque du sport, c’est le priver d’une personnalité. Ça le rend presque ennuyeux.
C’est pourquoi j’ai été ravi de découvrir que le film « Eliud » incluait mon « moment Kipchoge préféré ». Lorsqu’il bat le record du monde au Marathon de Berlin en 2018, il porte ses mains à la tête dans un geste d’émerveillement joyeux devant ce qu’il vient de réaliser. Une seconde plus tard, il saute dans les bras de son entraîneur, Patrick Sang, à la manière d’une « épouse amoureuse », comme l’écrivait à l’époque Alex Hutchinson, chroniqueur d’Outside. Nous avons tellement l’habitude d’imaginer Kipchoge comme l’incarnation du contrôle que lorsqu’on le voit momentanément désarmé, c’est un peu un choc. Non pas que ça devrait. Ce type est humain, après tout.
Photo d'en-tête : Getty